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enfers pour ramener ces morts à la lumière du jour, à cette vie terrestre, au milieu d’un temps et d’un monde qui leur ressemblent si peu ? C’est cependant ce que l’auteur entreprend, et cela, non pas sous la forme d’une synthèse poétique, en dissimulant ses recherches, en essayant de faire revivre dans une épopée inspirée ces géans du passé. Non, il emploie les procédés de Dryasdust lui-même. Il réunit des pièces, il étudie des textes, il fixe des dates, il remplit des lacunes par des conjectures ; il compile des biographes, des collectionneurs, des diplomatistes, des généalogistes. Il vous met dans la confidence de ses travaux et ne semble qu’un érudit qui scrute les monumens ; mais comme il le fait avec un cœur ému et une imagination séduite, il espère émouvoir et captiver à son tour, et il y réussit. Il y a quelque chose de M. Michelet dans ce talent fantasque et passionné, dans ce laisser-aller de style et de pensée, dans cette personnalité qui s’abandonne et qui applique la diction et les procédés de Sterne à la peinture des plus sérieux, des plus solennels tableaux d’histoire. Quant au système, c’est un jeu d’un esprit puissant, et dans les détails seulement l’auteur atteint la vérité, et plutôt encore la vérité dramatique que la vérité philosophique.

S’il faut en croire M. Carlyle, le seul moyen de bien juger ! e temps de Cromwell, c’est de ne le pas juger avec les idées du nôtre. Il y a eu deux sortes d’âges du monde, les âges héroïques et les âges inhéroïques. Ceux-ci ne peuvent comprendre ceux-là qu’en faisant un effort, qu’en déposant tous les préjugés, toutes les défiances, tous les soupçons que laisse à nos esprits incrédules l’expérience des temps de calcul et de petitesse, de ruse et d’affectation. Il le faut surtout, quand on veut apprécier cette génération des réformateurs puritains. Une opinion superficielle les a longtemps présentés comme un troupeau d’étroits fanatiques conduits par quelques fourbes hypocrites : rien n’est pour M. Carlyle plus opposé à la vérité. L’artifice surtout lui paraît la dernière chose qu’on puisse imputer à des hommes qui, dans la sincérité de leur cœur, se croyaient la mission de faire régner l’Évangile, et, pour ainsi dire, de faire descendre le ciel sur la terre.

Pour suivre ses propres préceptes, M. Carlyle, se replace en imagination au cœur des circonstances où vivaient ses personnages. Il recherche les détails comme un romancier qui fait de la couleur locale. C’est dans ce contraste entre une préoccupation très vive de ses opinions personnelles et une reproduction minutieuse des faits et des idées du passé que résident l’originalité et la puissance d’effet de ses compositions. Ici par exemple, après avoir donné avec précision tout ce qu’on peut savoir de la famille, de la naissance, de la jeunesse et du mariage de Cromwell ; après avoir décrit les lieux qu’il a