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dans un ensemble qui affecte l’unité, soyez assuré que c’est l’Allemagne ou un disciple de l’Allemagne qui vous parle. Il est difficile d’avoir au fond plus d’esprit que les Allemands, quoiqu’ils dédaignent singulièrement d’en garder un peu pour la forme, si l’esprit se prouve surtout par la fécondité d’idées enfantant la multiplicité des points de vue ; mais il est plus difficile encore de se passer aussi audacieusement de la vérité naturelle et de marcher d’un pied aussi superbe sur la tête du sens commun.

En France, en Angleterre, cette puissance d’invention paradoxale, si commune au-delà du Rhin, ne conserve pas la simplicité inculte de langage, la bonhomie pédantesque qui permet aux écrivains teutoniques de dire lourdement les plus étranges choses, et de rester ennuyeux en devenant bizarres. Chez nous, on tâche d’ajouter à l’aridité d’une dialectique verbale, à l’ennui d’une terminologie scolastique, des effets de style et un luxe d’antithèse qui donnent du relief et de l’éclat à la pensée. Il n’y a que les Allemands pour produire des systèmes sans prétention et des paradoxes sans vanité. Dans notre Occident, on fait valoir davantage ses découvertes, on tire parti de ses fantaisies, on taille à facettes brillantes la pierre brute de ses inventions synthétiques, et les penseurs téméraires sont presque toujours des écrivains hasardeux.

Tel est assurément M. Carlyle. Quoiqu’il ait sa grande part d’originalité naturelle, il est de ceux qui ont introduit l’esprit allemand dans la littérature anglaise. Lisez ses ouvrages et surtout ses nombreux essais : il a traduit Goethe, dont il a jugé presque tous les contemporains. Jean-Paul et Novalis sont ses auteurs de prédilection ; le premier surtout, il le cite et le commente avec complaisance. Son style se ressent de son intime commerce avec les écrivains qu’il préfère, non qu’il ait plus qu’un autre et jusqu’à profusion semé ses écrits de ces termes scientifiques, de ces abstractions néologiques dont l’abus donne aux affaires humaines l’apparence d’une scène idéale où, au lieu d’hommes et de choses, ne vivraient que des doctrines, ne combattraient que des systèmes ; mais imitant le sans-façon de ses modèles, il emploie les mots arbitrairement, il en fabrique à son usage, et une fois qu’il a baptisé à sa guise une idée, il fait d’une capricieuse appellation un terme technique dont il use sans scrupule : il prend son néologisme pour convenu. Avec cette liberté d’expressions, il arrive aisément à une grande liberté de pensées. On aurait peine à le classer dans aucune des écoles qui se disputent l’empire du monde intellectuel. Sa prétention est d’atteindre à cette impartialité universelle qui ne condamne rien dans les choses humaines, parce que tout y est nécessaire. Avec cette disposition, on arrive naturellement à ne distinguer dans l’histoire que ce qui est important