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tellement obscures, si on veut les soumettre à l’analyse ; qu’elles deviennent alors des nids de sophismes sans fin. L’argumentation est donc ici tout à fait déplacée : ennoblir les âmes, inculquer une certaine manière élevée de prendre la vie, coopérer en un mot à cette longue éducation du sens moral qui fait du bien une habitude pour l’homme, et éloigne de son esprit jusqu’à la pensée de mal faire, telle est la tache du moraliste. Elle est parfaitement remplie dans le livre de M. Jules Simon. Après l’avoir lu, on est meilleur, non par l’effet de tel ou tel raisonnement, mais par l’effet du livre tout entier.

La morale aspirant à régler la vie, c’est-à-dire la chose du monde qui consent le moins à se renfermer dans les catégories « le la scolastique, est plus obligée que toute autre étude, à se tenir éloignée des systèmes. Un système en effet, quelque ingénieux qu’il soit, n’embrassant qu’un côté des choses, ne saurait tenir compte de l’infinie variété de nuances avec laquelle les faits se présentent dans la réalité. La science entière de la morale peut se résumer en deux mots : pas de système, pas de paradoxe ; tout principe poussé à l’extrême aboutit au renversement de la morale. Le principe du devoir lui-même s’est évanoui quand on a voulu le soumettre à une inquiète analyse, et les théories du probabilisme sont venues prouver qu’avec un peu de subtilité et un bon directeur, on peut se croire tenu à bien peu de choses. La conscience interrogée, avec calme et simplicité peut seule, couper court aux sophismes que la dialectique soulève sur ces délicates questions de l’obligation morale : nulle part la modération d’esprit, le tact qui fait deviner et préférer les nuances moyennes, ne sont plus nécessaires. M. Simon réalise pleinement cette condition essentielle du moraliste : on ne saurait être plus orthodoxe, plus éloigné de tout excès ; s’il y avait un index en philosophie, un tel livre, le mettrait en défaut. D’un bout à l’autre, pas une nouveauté, et certes, en un pareil sujet, c’est là un éloge ; il n’y a pas de découverte à faire en morale, mais des vérités toujours bonnes à dire, quand, on les dit avec autant d’élévation et d’autorité que le fait M. Simon.

M. Simon ne sépare pas dans son livre la morale des croyances de la religion naturelle, et nous l’en approuvons. Nous pensons comme lui que ces deux termes sont inséparables, et qu’en réalité chacun a de morale ce qu’il a de religion, et de religion ce qu’il a de morale. On peut douter cependant que les formes particulières sous lesquelles M. Simon présente sa pensée religieuse, aient le don de satisfaire tous les esprits. M. Simon ne cache pas sa prédilection pour cette théologie simple et raisonnable, qui, sous des noms très divers, est devenue depuis un siècle une sorte de religion commune à l’usage des esprits éclairés. Je ne suis pas précisément de ceux qui pensent que c’est là une croyance définitive, destinée à absorber et à réunir toutes les autres, et ayant le droit de s’imposer comme une démonstration scientifique. L’essence du sentiment religieux est d’être libre dans sa forme. Lorsqu’une société d’hommes consent à abdiquer son indépendance religieuse, comme cela a lieu dans le catholicisme, rien de plus facile que de faire régner un symbole sur un grand nombre de consciences ; mais dès que chacun prend au sérieux le devoir de se former à lui-même sa croyance, il n’y a pas un symbole qui puisse rigoureusement satisfaire deux personnes, car il n’y a pas un symbole qui corresponde rigoureusement à la manière dont deux personnes se