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REVUE LITTERAIRE.

LE DEVOIR, par M. Jules Simon[1]. — C’est le privilège de la morale de ne laisser aucune place au scepticisme et de réunir en un même sentiment tous les esprits honnêtes, quelque divisés qu’ils soient d’ailleurs sur les choses divines et humaines. De là ce phénomène, assez ordinaire dans l’histoire de la philosophie, d’une foule de nobles âmes qui n’ont cru qu’à la vertu. Quand l’Aristote des temps modernes, Kant, porta la critique à la racine même de l’esprit humain, résolu de ne s’arrêter que devant l’inattaquable, il ne trouva rien de bien clair que le devoir. En face de cette révélation souveraine et irréfutable, le doute ne lui fut plus possible. Et voyez la merveilleuse efficacité du devoir pour édifier et pacifier les âmes : sur cette unique base, l’inflexible critique reconstruit tout ce qu’il avait renversé d’abord : Dieu, la religion, la liberté, que la raison ne lui avait donnés qu’enveloppés de contradictions, lui apparaissent maintenant en dehors du champ de la controverse, dans une belle et pure lumière, assis non sur des syllogismes, mais sur les besoins les plus invincibles de la conscience humaine et à l’abri de toute discussion.

Il faut féliciter M. Jules Simon d’avoir compris, et compris à propos, cette puissance de l’idée du devoir pour opérer le rapprochement des esprits. Le livre qu’il vient de nous donner est la meilleure preuve de l’unanimité de la nature humaine, sur ce grand et principal objet de la foi. Toutes les haines de parti, toutes les passions, tous les dissentimens expirent sur le terrain où il a eu l’heureuse hardiesse de nous porter. Lui-même tout le premier en recueille le fruit dans l’accord des voix les plus diverses, qui se réunissent pour approuver la pensée de son livre et reconnaître le talent élevé avec lequel il a traité ce beau et difficile sujet.

Les livres de morale rencontrent dans l’esprit de certaines personnes un préjugé en apparence assez fondé. On leur reproche d’être stériles, de n’enseigner au lecteur que ce qu’il savait déjà, s’il est honnête homme, et ce qu’il n’apprendra jamais, s’il ne l’est pas. Cette objection peut atteindre en effet les moralistes pédantesques qui aspirent à donner un formulaire complet de la vie humaine, ou qui prétendent démontrer par de longs raisonnemens ce que l’homme ne découvrira jamais, s’il ne le trouve dans l’inspiration immédiate de sa conscience ; mais elle n’infirme en rien l’opportunité et la valeur réelle du livre de M. Simon. Le devoir, il est vrai, ne s’enseigne pas directement, et l’on peut affirmer d’ailleurs que c’est bien rarement faute, de connaissances théoriques que le mal se commet ; mais il y a une sorte d’influence bienfaisante qui résulte de l’accenl général du discours, de l’onction spiritualiste et d’un certain parfum d’honnêteté. Voilà le grand enseignement qui sort du livre de M. Simon : mais je l’avoue, il ne prouve rien qui ne fût déjà parfaitement démontré pour un galant homme ; mais il met l’âme dans cette disposition générale qui fait aimer le devoir. Les vérités sur lesquelles repose la morale, — la liberté humaine, par exemple, — sont tellement claires, si on les prend dans leur simplicité, qu’elles n’ont pas besoin de démonstration, ou

  1. 1 vol. grand in-8o, chez Hachette.