Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1066

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à une expérience bizarre, vieille déjà d’un an en France, — l’expérience de plus en plus surprenante des tables qui tournent et qui parlent ? Ces malheureux meubles, dignes d’un meilleur sort, ont leurs prophètes, leurs évangélistes et même leurs exorcistes ; ils ont leur légende dorée toute brodée de prodiges. On les interroge sur la paix et sur la guerre, sur les choses les plus inconnues ou les plus futiles, et ils ne font nulle difficulté de répondre. Mais voici qui est bien mieux et qui vient enrichir la légende. Il y a, dit-on, un prédicateur fameux qui a eu l’idée de questionner une table, et qui lui a arraché un aveu des plus imprévus : c’est qu’elle était tout simplement Ninon de Lenclos. Cet aveu obtenu, il s’agissait de demander à Ninon si elle ne consentirait pas à dépouiller la forme vulgaire d’une table et à paraître en personne ; c’est à quoi l’illustre épicurienne ne s’est nullement refusée : elle a pris jour et heure, et elle a comparu, au grand effroi de cette imagination terrible, qui l’avait évoquée. À ceci il n’y a de comparable que les tressaillemens les dramatiques et les convulsions d’une corbeille à qui on présente l’Évangile, selon ce que rapporte l’auteur d’une brochure, prêtre aussi, et qui porte un nom philosophique. N’est-ce point le cas d’emprunter au père Ventura un mot récent sur les tables parlantes, qu’il appelle « un des plus grands événemens de notre siècle ? » Ainsi parle le célèbre théatin dans une lettre à l’auteur d’un livre écrit avec une bonne foi effrayante sur les Esprits et leurs manifestations fluidiques, — M. Eudes de Mirville. Comme l’auteur du livre des Esprits, le père Ventura voit dans les tables tournantes toute une révélation, une justification de la Providence, une réhabilitation du moyen âge et de l’église, un signe des temps.

Il y a certes un phénomène aussi étrange que le phénomène des tables qui tournent et qui parlent, c’est cette épidémie de crédulité qui s’attache en certains momens à des faits restés sans explication pour en tirer les conséquences les plus inouïes. Le merveilleux n’éclate-t-il donc pas en traits assez puissans dans l’univers, sans qu’on faille chercher dans les incarnations d’une table et dans les convulsions d’une corbeille ? Et si tant est qu’il y ait là quelque fait bizarre et mal expliqué, l’éclaircit-on beaucoup mieux en imaginant toute une légion d’esprits invisibles et de démons occupés à tenter l’homme sous toutes les formes, pour s’emparer de lui ? Ce qu’il y a de plus singulier en effet, c’est qu’en général ce sont des imaginations religieuses qui se vouent le plus passionnément à ce passe-temps fiévreux ; elles se lamentent sur un caprice qu’elles propagent ; elles donnent à tout cela l’authenticité de leur crédule bonne foi, pour se procurer la satisfaction d’une conjuration contre le démon. Sait-on, en pareil cas, le plus infaillible exorciste ? C’est le bon sens, et pour notre bonne renommée, il ne faudrait pas trop prolonger ce puéril amusement. Étrange manie d’esprits fermés à toutes les lumières naturelles des événemens, et qui se plongent dans leurs surexcitations inutiles, tandis qu’autour d’eux tout vit, tout marche et constitue le plus grand, le plus saisissant merveilleux, celui qui résulte du drame humain se développant dans sa variété et dans sa puissance !

S’il n’est point inutile d’observer ces symptômes, c’est qu’ils sont l’indice d’un travail qui s’opère dans une certaine région de l’intelligence publique. Ils sont l’expression de tout un ordre d’idées qui se fait jour dans un certain