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contre son cœur avec effusion. Ayant fermé la porte de sa petite maison et mis la clé dans sa poche, ils sortirent tous deux de dessous la treille où le pauvre chardonneret aveugle ne chantait plus depuis longtemps. Arrivés aux dernières maisons du village, ils quittèrent la grande route et prirent un chemin qui conduisait à travers champs à la villa Cadolce. C’était la saison des vendanges. La population de La Rosâ était répandue dans les vignes hautes et touffues qui sillonnent ces belles campagnes, et qui s’enroulent amoureusement autour d’arbres vigoureux plantés de distance en distance, comme les colonnes d’une arcade. Du milieu de cette verdure déjà ternie et jaunissante s’élevaient des bruits, des éclats de rire et des chants joyeux qui attristaient la pauvre mère, dont le cœur était si rempli d’angoisse. Les passans, qui s’en retournaient au village, saluaient Catarina et s’arrêtaient pour féliciter Lorenzo de son départ, dont tout le monde était instruit ; c’étaient des addio et des souhaits de bonheur à n’en plus finir. La soirée était avancée ; le soleil ne lançait plus que ces lueurs intermittentes et rougeâtres qui donnent au paysage une teinte sombre et religieuse. La terre, dépouillée de ses fruits, exhalait un parfum salutaire et doux au cœur du laboureur. Catarina et Lorenzo marchaient sans se dire un mot, sans oser interrompre ce silence éloquent qui s’établit entre deux âmes quand elles se sentent à l’unisson l’une de l’autre. Ils étaient arrivés ainsi, sans s’en apercevoir, dans une grande plaine remplie de chaume, où un troupeau de moutons errait et broutait çà et là jusqu’au pied d’une colline qui en limitait l’horizon. L’Angélus venait de sonner au clocher de La Rosâ, et aucun bruit humain ne se faisait plus entendre au milieu de ces champs où l’infini de la nuit s’ajoutait à l’infini du silence, lorsque s’éleva la voix monotone d’un pâtre qui était couché nonchalamment sur le penchant de la colline, d’où il observait son troupeau : il charmait ses loisirs par un de ces chants traditionnels dont personne ne connaît l’origine. Composée de quelques notes qui n’accusaient aucune tonalité bien précise, cette mélodie agreste, que le pâtre laissait échapper de ses lèvres indolentes, se dilatait comme un soupir de la nature sur des paroles qui en exprimaient la poésie : « Oiseau, bel oiseau, où vas-tu si loin de moi ? Tu t’envoles vers l’aurore, emportant sous tes ailes ma jeunesse et mon amour. » Et la canzone se terminait par ce refrain mélancolique :

Ahi !… Partenza amara !

« Ah ! s’écria le chevalier Sarti après m’avoir raconté cette première partie de sa vie, quels tristes et doux souvenirs vous avez réveillés en moi ! »


P. SCUDO.