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on rencontre les maîtres de la réflexion. Les noms de Raphaël et de Léonard de Vinci, de Lesueur et de Poussin, de Haendel et de Sébastien Bach, de Mozart et de Beethoven, marquent dans l’art deux directions bien diverses, et peuvent servir à classer deux familles d’esprit très distinctes, qui de nos.jours encore ont pour représentans l’auteur de Guillaume Tell et M. Meyerbeer.

C’est une physionomie bien curieuse que celle de Giacomo Meyerbeer. Né à Berlin le 5 septembre 1794, d’une famille riche et considérée, il se voua dès l’enfance à l’étude de la musique avec une passion ardente et tenace, qui sera le grand mobile de toute sa vie. Élève de l’abbé Vogler, l’un des hommes les plus savans et les plus originaux de l’Allemagne, condisciple et ami de Weber, qui ne le perdit pas un instant de vue, Meyerbeer, après avoir failli rester un admirable virtuose sur le piano, après quelques succès d’estime qui lui valurent les encouragemens de Salieri à Vienne, quitte l’Allemagne et s’en va tout droit dans le beau pays de la mélodie et de la lumière, où son esprit profond et sagace reçoit une impulsion nouvelle. Il arrive à Venise en 1813, juste au moment où le Tancredi de Rossini faisait tourner toutes les têtes. Il ne résiste pas plus que les autres à cette musique de la volupté, à ces tanti palpiti e tante pene que la Malanotte exhale de sa bouche adorable. Enivré d’un si merveilleux génie, qui semble renouveler les miracles de la fable antique, M. Meyerbeer s’enferme chez lui, travaille, médite, combine,et puis débute à Padoue en 1818, par un opéra italien : Romilda e Costanza, où le jeune maestro s’avoue le disciple du dieu vivant. Après d’autres essais plus ou moins heureux, M. Meyerbeer, qui veut avant tout de la célébrité, fait représenter en 1822, au théâtre de la Scala, à Milan, Marguerite d’Anjou, qui agrandit le cercle de sa renommée, et puis il retourne à Venise, où il donne, le 20 décembre 1825, il Crocciato, qui le consacre définitivement comme compositeur illustre.

Ce n’était encore là, pour M. Meyerbeer, que l’achèvement d’une première évolution. Lent à se décider et plus lent à concevoir, pensant, comme le disait Auguste, qu’on fait assez vite quand on fait bien, — sat celeriter fieri quidquid fiat satis bene, — il se prépara pendant cinq ans avant d’accomplir la grande transformation qui devait le rendre maître du premier théâtre du monde. Bien que son Robert le diable fût presque terminé dès l’année 1828, il ne put être représenté à Paris que le 21 septembre 1831, avec un succès que n’ont point épuisé deux cent cinquante représentations. Les Huguenots furent donnés le 20 février 1836, et le Prophète dans le mois de mai 1849. Ces trois grands ouvrages, qui se succèdent ainsi périodiquement à chaque lustre, comme des astres qui obéiraient à une loi inflexible, sont la manifestation la plus complète du génie passionné, profond et temporisateur de M. Meyerbeer.

Entre le génie du musicien et le caractère de l’homme, il y a ici un lien qu’il faut indiquer. Tout ce qu’il est possible de prévoir et de soustraire aux caprices de la fortune est fixé d’avance, aussi bien dans la vie que dans les œuvres de ce maître ingénieux et profond. Ce n’est pas seulement un grand compositeur que M. Meyerbeer, c’est aussi, qu’on nous passe l’expression, un tacticien de premier ordre. Il ne livre rien au hasard, qui est pour lui un mot vide de sens, et lorsqu’il se décide à mettre au monde une de ces grandes conceptions dramatiques qu’il a couvées avec tant d’amour, il est à peu