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réussir jusqu’ici que des compositeurs français. Quelques musiciens italiens s’y sont essayés aussi, non sans bonheur : Duni au XVIIIe siècle, Cherubini, Spontini, et, de nos jours, Donizetti et Paër, dont le Maître de Chapelle est un petit chef-d’œuvre ; mais ces exceptions ne font que confirmer la règle, car les Italiens, appartenant à la même race et à la même civilisation que nous, ont toutes les qualités nécessaires pour saisir les mêmes nuances et rire des mêmes contrastes. D’ailleurs il ne faut pas oublier que l’opéra-comique français est une imitation de l’opéra bouffe italien, et que Vinci, Pergolèse, Léo, Piccini, Sacchini et Rossini ont suscité Monsigny, Grétry, Dalayrac, Hérold et M. Auber. M. Meyerbeer est donc le premier compositeur allemand qui a voulu prouver que rien n’est inaccessible à la puissance du talent, et que la distinction des genres résulte moins de l’influence de la nature et de la nationalité que d’une juste appropriation de l’art au but qu’on se propose. Cette tentative d’un maître illustre, qui ne manquera pas d’imitateurs, vaut la peine qu’on l’examine de près et qu’on la juge sans complaisance.

Le sujet de l’Étoile du Nord est tiré de l’histoire de Russie. C’est l’épisode si connu de la liaison de Pierre le Grand avec une pauvre fille de Livonie, nommée Catherine, qu’il épouse, qu’il fait couronner, et qui lui succède à l’empire après sa mort. Née dans la petite ville de Marienbourg, Catherine, qui ne savait ni lire ni écrire, bien qu’elle eût été élevée par la charité d’un ministre protestant, fut faite prisonnière avec tous ses compatriotes et tomba entre les mains du général Tchérémetof, qui la céda au favori Menzikof. Elle plut à Pierre le Grand, qui la demanda à son favori et eut d’elle deux enfans, Anna en 1708 et Elisabeth en 1709. Dans la guerre contre les Turcs, qu’il entreprit en 1711, il voulut avoir avec lui Catherine, qu’il déclara publiquement son épouse, et qui lui rendit les plus grands services. Par son courage et sa présence d’esprit, Catherine sauva son armée d’une entière destruction ; elle fut couronnée, et après la mort de Pierre le Grand, arrivée le 28 janvier 1725, Menzikof, qui était tout puissant, la fit proclamer impératrice de toutes les Russies. Elle mourut paisiblement sur le trône le 27 mai 1727, à l’âge de trente-huit ans. C’était une fort jolie femme, remplie de courage et de bon sens, qui n’oublia jamais ni sa première condition ni ses anciens amis. Pierre le Grand aimait surtout en elle l’enjouement et l’égalité du caractère, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir des faiblesses pour un chambellan, nommé Moeus de la Croix, à qui Pierre le Grand fit trancher la tête. Il poussa même la cruauté jusqu’à la forcer de se promener sur la place du supplice et à contempler la tête de son amant, qui était attachée à un poteau. Cette terrible catastrophe avait tellement aigri Pierre le Grand contre Catherine, qu’on a tout lieu de croire que s’il ne fût pas mort presque subitement, il aurait pris des dispositions pour l’empêcher de lui succéder à l’empire. Voyons maintenant quel usage a fait M. Scribe de cette donnée historique, qui ne manque certainement pas d’intérêt.

Et d’abord la scène ne se passe pas en Livonie ou dans le village de Saardam, comme le voudrait l’histoire, mais dans la Finlande, près de Wiborg, où Pierre le Grand, qui voyage incognito, a été contraint de s’arrêter par une indisposition subite. Accueilli avec intérêt et soigné par une jeune fille nommée Catherine Skavronska, il éprouve pour cette enfant un sentiment