Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1014

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il devrait rencontrer, lorsqu’il entrerait sur le terrain de la protection russe et des privilèges grecs.

« Je dois lui rendre la justice de dire qu’il m’écouta avec courtoisie, et plus tard il me donna à entendre qu’il avait modifié en partie ses demandes par égard pour les considérations que je lui avais présentées. Malheureusement l’amendement n’était qu’à la surface. Lorsque les ministres turcs, immédiatement après la solution de la première question, furent contraints, par une réquisition péremptoire du prince, d’entrer sérieusement dans les questions qui restaient à résoudre, ils manifestèrent la détermination arrêtée de ne point accorder celles de ces demandes qui se rapportaient à une garantie sous forme d’engagement liant les deux parties et ayant force de traité.

« Je n’étais point disposé à combattre cette résolution des ministres turcs. J’en ai donné les raisons dans une lettre adressée postérieurement par moi à l’ambassadeur russe, moins dans l’espoir de changer ses vues que pour le détromper de l’opinion étrange où il persistait, à ce que j’appris, qu’il pouvait compter sur ma coopération. Je vous adresse une copie de cette lettre[1].

« Ce qui s’est passé depuis a noirci beaucoup de papier et rempli un grand

  1. Nous croyons devoir placer sous les yeux de nos lecteurs cette curieuse lettre, écrite par lord Stratford, dans un français un peu britannique, on prince Menchikof :
    « (Confidentielle.)
    « Péra, le 8 mai 1853.
    « Monsieur l’ambassadeur,
    « Votre départ pour la campagne m’oblige d’avoir recours à la plume pour vous entretenir des affaires qui dans ce moment occupent péniblement tous les esprits capables de réflexion, si je devais me justifier d’une démarche qui a pour motif le désir de contribuer à la solution amicale d’un état de choses compliqué, pour ne pas dire menaçant, je me rapporterais aux grands principes déclarés par les cinq puissances en faveur de l’indépendance et de l’intégrité de l’empire ottoman dans l’année 1841 ; mais il m’est plus agréable de citer les communications franches et confidentielles qui ont eu lieu à Saint-Pétersbourg et à Londres entre nos gouvernemens respectifs au sujet de votre ambassade, et de tirer quelque espoir rassurant de celles qui, marquées au même coin, se sont passées ici entre votre altesse et moi.
    « Il résulte des premières que la cour de Russie, non moins que celle que j’ai l’honneur de représenter, continuerait à respecter l’indépendance de la Porte et désirerait la voir à l’abri de toute secousse qui pourrait ébranler les bases de sa tranquillité. Nous étions fondés à croire que les demandes de la Russie, adressées au gouvernement ottoman par votre intermédiaire, seraient bornées aux strictes exigences de l’affaire des saints lieux de la Palestine, et qu’il n’entrait pas dans les vues de sa majesté l’empereur de Russie de chercher aucune extension de droit ou de pouvoir dans ce pays-ci au-delà de ce que lui assurent les traités existans.
    « Malgré que les propositions soumises par votre altesse aux ministres de la Porte avaient pris des proportions qui, à mon avis, n’étaient pas exactement conformes à ces impressions, les déclarations que vous avez bien voulu me faire de temps à autre dans nos entretiens me laissaient dans l’assurance que les mêmes sentimens de modération et de respect pour l’autorité souveraine de la Porte qui se manifestaient à Saint-Pétersbourg ne manqueraient pas en dernière analyse, de votre côté, aux négociations ici. Je me plaisais, dans cette conviction, à employer nos bons offices dans les limites d’une stricte discrétion diplomatique, pour écarter les incertitudes qui pesaient encore sur la question des lieux-saints, et je me flattais de l’espoir que la conclusion satisfaisante de cette affaire amènerait une heureuse entente par rapport à ce que les parties en litige pourraient avoir encore à régler entre elles.
    « J’ai besoin de toute votre indulgence, monsieur l’ambassadeur, quand je vous avoue la difficulté que j’éprouve en cherchant a concilier le ton et la portée de vos dernières démarches avec les dispositions que je me croyais, pour ainsi dire, en droit de vous attribuer. Usant de la franchise qui convient, dans ce moment de crise, à ceux qui professent d’être guidés par les mêmes principes, je ne saurais vous cacher combien me semblent insurmontables les objections qui s’opposent à ce que le Porte accepte volontairement les premiers articles de votre projet de sened. Permettez que je sollicite en termes généraux votre attention sur le caractère et l’étendue des propositions qu’ils renferment.
    « J’ai présentes à l’esprit les modifications que votre altesse y avait préalablement introduites par rapport aux patriarches et au protectorat ; mais qu’il me soit permis de douter si, à côté de cette modération, la rédaction actuelle n’aurait pour effet de transférer virtuellement de l’une à l’autre des deux parties, — c’est-à-dire du plus faible au plus fort, — par le moyen d’un acte ayant force de traité, des pouvoirs réservés ailleurs à l’autorité suprême de l’état, et d’entraver ainsi au bénéfice d’une influence étrangère la haute surveillance du souverain par rapport à des objets qui, dans cet empire, malgré leurs dénominations spirituelles, touchent les ressorts intimes du gouvernement et affectent les intérêts et spécialement les sympathies d’une population de plus de dix millions de sujets dépendante en grande partie de son clergé. Je n’ai pas besoin de vous rappeler, monsieur l’ambassadeur, qu’une telle extension des traités existans courrait risque d’être regardée ailleurs comme une innovation hors de toute proportion avec la question, cause principale de votre ambassade, et peu en harmonie avec l’esprit de légalité consacré de commun accord par le traité de 1841.
    « J’aime à vous supposer de tout autres intentions, et, comptant sur la justesse de mon appréciation, je vous supplie, au nom de tous les grands intérêts qu’un mouvement précipité de votre part pourrait exposer aux plus sérieux hasards, de peser dans votre sagesse les moyens qui, sans le moindre doute, vous restent encore de mener vos négociations à une issue amicale, pour peu que la dignité et l’indépendance d’action inséparables de la souveraineté en temps de paix soient mutuellement ménagées, et que les heureux résultats déjà obtenus dans l’intérêt de la conciliation fassent foi des dispositions nécessaires pour les couronner d’un succès complet.
    « Soyez, persuadé, monsieur l’ambassadeur, que de mon personnel, ainsi que dans l’esprit de mes instructions, je m’estimerais heureux de pouvoir contribuer encore, dans cette circonstance décisive, à un dénouement ayant pour but d’asseoir les relations amicales de la Russie et de la Porte sur une base solide et permanente, sans déroger à des principes qui doivent être aussi chers à votre cour qu’à la mienne et à leurs hautes alliées de la chrétienté. Je vous prie, etc. STRATFORD DE REDCLIFFE (*). »
    (*) Corresp., part I, inclosure in n° 184.