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— Avec la Henriette.

— On t’a aussi nommé celle-là ?… Oui, une belle fille et un vrai bon cœur ! Mais bah ! la mort ne l’en a pas moins prise, et pourtant c’était une créature rudement brave, comme elle le prouva ce jour-là.

— En vous aidant à rentrer le troupeau ?

— Vrai Dieu ! elle allait sur les pentes à demi roulée par le vent, mais sans méchante peur et en se retenant aux arbres qui pliaient comme des joncs. Avec son aide, tout était en sûreté quand j’aperçus ta mère, jusqu’alors à l’abri derrière une butte, et qui regagnait le mazot. Elle arrivait à un tournant où s’engouffrait la rafale ; je voulus lui crier, mais c’était déjà trop tard : le vent l’avait fauchée, et je la vis qui dévalait le long de la ravine. Encore dix pas, et elle arrivait au ressaut ; l’abîme était au-dessous. C’est alors qu’Helve s’est jeté à son secours. Le temps de pousser un cri, il était à ta mère, l’avait saisie par sa jupe, et, cramponné à la terre, il la retenait… Quand nous sommes arrivés à elle, la bête était à bout de forces et tremblait sur ses pieds. Dans ce moment, vois-tu, je ne l’aurais pas donnée pour son poids d’écus de Brabant.

— C’est preuve de votre bon cœur, mon parrain, dit.Marthe. Mais voilà la table servie et votre chaise à sa place.

— Pour lors, soupons, dit Barmou, dont l’humeur avait été insensiblement adoucie par le réveil de ces souvenirs de jeunesse. Voyons, fillole, mets-toi là. Par la bise ! tu nous as préparé un vrai festin.

— Et quand donc y aurait-il fête au logis, si ce n’est aujourd’hui ? répliqua Marthe.

Son parrain la regarda.

— Aujourd’hui ! répéta-t-il, et à cause ?…

— Vous ne savez pas ! s’écria la Bernoise en frappant ses mains l’une contre l’autre avec une expression d’étonnement. Eh ! mon père ! avez-vous donc oublié ?…

— Quoi ? voyons !

— Que c’est votre propre jour de naissance !

Jacques tressaillit et replaça sur la table la fourchette qu’il tenait déjà.

— Malédiction ! elle a raison ! dit-il. Sixième de juin, c’est bien le jour. Et tu savais cela, toi ? tu as voulu me fêter ?

— N’est-ce pas mon devoir et mon plaisir ? dit Marthe, dont le sourire respirait une franche amitié.

Le paysan lui saisit le bras.

— La fièvre m’étrangle ! tu es une bonne fille ! s’écria-t-il. Sais-tu que c’est la première fois que quelqu’un y pense, qu’il n’y a jamais eu fête ici pour moi ? Eh bien ! aujourd’hui il sera fait selon ton envie ; nous nous donnerons du bon temps ! et pour commencer,