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vouaret[1] ; une pluie fine et serrée grésillait déjà à petit bruit sur les larges feuilles des noyers. Le paysan comprit que le fauchage ne pourrait continuer ce jour-là, et qu’il était inutile de rejoindre la Lise et François aux mazots.

Sa seule ressource était de rentrer au logis ; mais Barmou ne s’y résignait qu’à contre-cœur et avec une sourde colère. Sa vie de caserne lui avait fait perdre l’habitude du foyer, et lorsque, par un legs inattendu, il s’était vu tout à coup propriétaire des Morneux, il n’y avait trouvé ni le cercle de famille, ni les joies domestiques qui auraient pu le transformer et le retenir. La présence de la tante Isabeau, vieille, infirme et tout entière à Dieu, l’avait plutôt éloigné. Il s’était accoutumé à chercher au dehors ses distractions. En réalité, Jacques n’avait point ce qui constitue une demeure, c’est-à-dire un centre aimé qui sert de rendez-vous pour les cœurs, des souvenirs qui tiennent compagnie, des plaisirs familiers qui s’enlacent à tous les instans et constituent ce bonheur de vivre qui n’a point de nom. Pour lui, le logis des Morneux était seulement un réfectoire, un gîte et un atelier où, hors les heures de travail et de repos, il ne trouvait qu’ennui. Aussi, depuis bien des années, n’y avait-il passé une seule journée de loisir. Il avait fallu, pour l’y exposer, un concours de circonstances qu’il repassait avec dépit dans sa pensée, en se demandant ce qu’il pourrait faire de ces heures inoccupées et comment il atteindrait le soir.

Selon l’habitude des esprits chagrins, Barmou se mit alors à chercher instinctivement à sa mauvaise humeur un motif avouable. Il avait atteint ses premiers vergers ; son œil commença à les fouiller en tous sens, dans l’espoir d’y découvrir la preuve de quelque oubli ou de quelque négligence dont il pût demander compte. L’orage qui grondait en lui ne voulait qu’une occasion d’éclater, c’eût été en même temps un soulagement et une occupation ; mais son mauvais sort semblait le poursuivre jusqu’au bout. Les clôtures étaient en bon état, les jeunes arbres bien étayés, les pentes fauchées si régulièrement, qu’on eût pris le sol pour un tapis de velours. Cependant il se rappela quelques dégradations dans le sant[2] qui bordait ses prairies, et fit un détour de ce côté, certain que rien n’avait pu être réparé. Par malheur, le ruisseau amoindri s’était retiré dans son ancien lit, l’herbe avait recouvert les places momentanément envahies, et ne permettait même plus de les reconnaître. Le paysan courba la tête comme un homme vaincu, et se résigna à rentrer. Malgré son désir de trouver à reprendre, il fut frappé, en arrivant, de l’ordre et

  1. Vouaret, bise pluvieuse.
  2. Sant, petit val arrosé par un ruisseau.