Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/967

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vain nom de Dieu ! voilà donc ce qui te retarde ? cria Barmou à son valet ; tu restes en route à faire le galant quand l’ouvrage appelle au logis ? Je t’ai donné, il parait, une ermaille et une luge pour canoter les gracieuses[1] ?

— Je vous amené celle que vous attendiez, répondit François d’un ton de condescendance familière. Est-ce que vous ne reconnaissez pas votre fillole ? Je l’ai rencontrée à la croisée des chemins qui demandait sa route au cousin Abraham.

— Ce qui fait que dès l’arrivée je me suis trouvée en famille, ajouta Marthe, qui s’approcha de Barmou pour l’embrasser.

Celui-ci la laissa faire en grommelant quelques injures contre Chérot ; puis, s’adressant à François : — Et toi, un peu de hâte ! continua-t-il ; montre que tu as des jambes et un fouet ! En route, saint-lâche ! les bêtes attendent après leur fourrage.

À ces mots, le vieux paysan reprit lui-même le chemin du logis le long des champs, tandis que François forçait la vache à presser le pas. Marthe resta un instant incertaine de ce qu’elle devait faire, mais, voyant que son oncle ne l’encourageait par aucun signe à le suivre, elle prit le même chemin que la luge, honteuse et le cœur gros de l’accueil qu’elle venait de recevoir, Barmou la précédait de quelques pas de l’autre côté de la haie. À chaque détour du chemin, elle pouvait apercevoir son profil, qui se découpait sur le ciel déjà sombre. Les lignes en étaient singulièrement nettes et arrêtées, mais avec une expression de dureté railleuse qui, dès l’abord, repoussait. L’œil enfoncé brillait rond et petit sous des sourcils aux poils épars ; la mâchoire dégarnie laissait se rejoindre le nez et le menton ; une barbe rousse, entrecoupée par les marques livides de la petite-vérole et longue alors de huit jours, tachetait son visage ; quelques mèches de cheveux fauves à demi grisonnans étaient collées sur ses tempes creusées. Maigre et petit de taille, le vieux paysan avait cette vivacité de mouvement qui annonce moins la vigueur que la fièvre de l’activité. Il était vêtu d’un habillement complet de mitaine jaunâtre blanchi sur toutes les coutures. Les rayons mourans du jour, qui laissaient dans l’ombre le chemin creusé sur la pente, éclairaient le champ plus élevé dont il suivait la berge, et l’enveloppaient d’une sorte de nimbe rougeâtre qui lui donnait je ne sais quoi de diabolique. Marthe ne pouvait détacher son regard de cette espèce de vision, et chaque fois que Barmou se retournait à demi de son côté, elle sentait son sang se figer de frayeur.

Après quelques détours au flanc de la montagne, tous trois aperçurent la toiture des Morneux, qui se montrait au-dessus d’un bouquet

  1. Une ermaille, une vache. — Les gracieuses, les jeunes filles.