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L’apparition de certains animaux fut considérée comme un présage infaillible de malheurs publics. Pendant les invasions des Barbares, quand des cerfs ou des sangliers s’approchaient d’une ville, c’était, disait-on, pour annoncer que cette ville serait bientôt changée en solitude, et que ses ruines serviraient de retraite aux bêtes fauves. Le vautour annonçait le carnage ; les veaux à deux têtes signifiaient le schisme ou la guerre civile ; les insectes, la stérilité et la famine ; la chouette, les maladies et les pestes. Raoul Glaber raconte qu’en l’an 988 la ville d’Orléans fut témoin d’un prodige surprenant et terrible : « Une nuit que les gardiens de l’église de l’évêché s’étaient levés, comme à l’ordinaire, pour ouvrir les portes aux fidèles qui venaient en foule chanter laudes et matines, un loup, se jetant devant eux, entra brusquement dans l’église, saisit la corde suspendue à la cloche, et, l’agitant avec force, se mit à sonner le tocsin. Les assistans, interdits par cette apparition, poussèrent de grands cris, et, quoiqu’ils n’eussent point d’armes, ils parvinrent cependant à chasser de l’église le redoutable animal[1]. L’année suivante, ajoute le chroniqueur, toutes les maisons et les églises même d’Orléans furent la proie des flammes, et personne ne doute que ce malheur n’ait été annoncé par le tocsin du loup[2]. »

Ainsi, dans ce monde du rêve et de la fantaisie, le prodige est partout, et chaque fait se traduit en merveilles. Le prophétisme antique se réveille. Une imagination vagabonde et sans frein ressuscite tous les monstres de la fable, tous les animaux merveilleux de la poésie antique, les dragons, les marticores, les licornes, les griffons, les phénix, en un mot tous ces êtres hybrides dont le nom, entouré d’un nuage fatidique, a survécu aux civilisations qui les ont créés, et qui resteront longtemps encore, dans les croyances populaires, un sujet de terreur ou d’admiration.

Le dragon, le plus ancien et le plus redouté de tous les animaux imaginaires, le dragon est le roi des monstres, comme le lion est le

  1. Chronique de Raoul Glaber, livre II, ch, V.
  2. Quoique la condamnation des augures et des présages soit formellement exprimée à diverses reprises dans l’Écriture sainte, cette superstition est l’une de celles qui persistèrent le plus longtemps, et ce qu’il y a de plus singulier, c’est que pour la défendre et justifier les traditions païennes, on invoquait encore l’Écriture en torturant les mots pour y trouver un sens qu’ils ne renfermaient pas. Ainsi on croyait reconnaître une allusion à l’instinct prophétique des poulets sacrés dans ce passage de Job : Quis gallo dédit intelligentiam ; les oscines, c’est-à-dire les oiseaux qui instruisaient par leur chant, semblaient désignés dans ces mots de l’Ecclésiaste : Avis coeli proferet vocem, et ceux qui instruisaient par leur vol, les proepetes, dans la suite de ce même passage, et ales indicabit rem. L’église a toujours rejeté ces interprétations mensongères et maintenu la réprobation formelle prononcée par l’Écriture. Voir Mém. de l’Académie des Inscriptions, t. I, p. 294.