Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/912

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la souillure de l’étranger. Nous nous rappelons que nous avons vu, il y a dix ans à peine, chez un autre peuple à l’extrémité de l’Asie, se renouveler ces scènes de destruction volontaire sous l’empire des mêmes préoccupations fatales. Lorsque les Anglais, dans la dernière campagne de Chine, s’emparèrent de Tchinkyang-fou, place forte qui défendait les approches de Nanking, une grande partie de la garnison tartare, après une vive, mais inutile résistance, eut recours au suicide pour ne pas tomber aux mains des Européens. Le général en chef tartare se fit brûler vif dans son propre palais. Des femmes, des enfans, des vieillards, se coupèrent la gorge, se noyèrent dans les canaux, ou périrent par les flammes, s’aidant l’un l’autre dans cette œuvre de désespoir[1]. Tchinkyang fut pillé par les troupes anglaises, et le spectacle que présentaient les rues de cette ville pendant les premières heures de l’occupation étrangère eût défié toute description. — Tels avaient été la prise et le pillage de Tchitore.

Irrité par une résistance, obstinée, entraîné par son ardeur belliqueuse et par l’exaltation farouche de ses troupes, Akbar eut la lâcheté d’ordonner ou de permettre le sac de cette malheureuse capitale (mars 1568). C’est une tache à cette vie illustrée par tant d’exploits, et ce n’est pas la seule ; mais Akbar, élevé dans les préjugés de la religion musulmane et les habitudes des conquérans ses ancêtres, mettait alors la gloire militaire et le carnage des infidèles au-dessus des triomphes pacifiques de l’intelligence. Il n’avait pas encore appris qu’il est de l’honneur et de l’intérêt d’un souverain de respecter l’infortune d’un peuple vaincu et de ménager le sentiment de sa nationalité. Il le comprit un peu plus tard, et s’efforça de cicatriser les profondes blessures infligées par son ambition à l’élite des races hindoues.

Akbar voulut éterniser le souvenir de la prise de Tchitore et de l’héroïque résistance de ses habitans. Il fit élever deux statues à la mémoire des jeunes princes, par nobile fratrum, qui périrent à la tête des braves Radjpouts dans cette occasion. On peut juger de l’impression que la vue de ces monumens devait produire du temps d’Akbar par le passage suivant d’une lettre de Bernier, écrite sur les lieux un siècle après le siège et la prise de Tchitore : « Je ne trouve rien de remarquable à l’entrée (de la forteresse d’Agra), si ce n’est deux grands éléphans de pierre qui sont des deux côtés d’une des portes. Sur l’une est la statue de Jémel (Djeimall), ce fameux raja de Chitor ; sur l’autre, celle de Potta (Patta), son frère. Ce sont deux braves

  1. On peut livre les détails les plus émouvans sur la prise de Tchinkyang-fou dans l’ouvrage du capitaine Grandville G. Loch (de la marine royale) intitulé : Closing Events of the campaign in China, etc. Londres, 1843.