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dans les salons du XVIIIe siècle. Dans la lettre à Grimm, je reconnais tout à fait ce sauvage moitié naturel et moitié affecté que j’essaie de définir. Rousseau dit qu’il est un être à part : il a raison ; oui, il est à part, non pas seulement par son caractère et par son génie, mais par sa vie et par sa condition. Pauvre, il vivait avec des riches, chez des riches, et n’osait pas s’y faire servir. Il y a des pauvres qui se font hardiment parasites et commensaux : Rousseau n’avait pas cette intrépidité de mauvais aloi. Il y a des pauvres de bon sens qui ne prennent des riches que le plaisir de la conversation, qui causent avec les grands, mais ne vivent pas avec eux : Rousseau n’avait pas cette habile retenue ; il se donnait tout entier du premier coup, quitte à se retirer brusquement tout entier au premier caprice. Il acceptait tout le premier jour : services, bienfaits, caresses, il était prodigue à recevoir, si j’ose ainsi parler ; mais dès le lendemain il commençait à faire ses comptes, et tâchait de s’acquitter par le mécontentement Il recouvrait l’indépendance par l’ingratitude ; alors il sentait sa pauvreté et ses inconvéniens, mais c’était pour s’en faire des griefs ; alors il parlait avec une emphase injurieuse de ses souliers qu’il nettoyait lui-même au milieu de vingt domestiques qui le servaient. Il y avait en lui toutes les sortes de pauvres : le pauvre timide et embarrassé, le pauvre envieux et ingrat, enfin le pauvre gourmé et déclamateur, ce qui est un genre de pauvre tout récent, et qui procède beaucoup de Rousseau. Ce sont tous ces pauvres, le bon et le mauvais, le vrai et le faux, que je retrouve dans cette lettre à Grimm qui est à la fois un chef-d’œuvre d’éloquence et d’ingratitude.

Cette lettre était faite évidemment pour le public, et elle pouvait lui faire illusion ; mais, jugée par les amis de Rousseau et de Mme d’Épinay, par ceux qui avaient vu tout ce que Mme d’Épinay avait mis de bonté et de délicatesse dans sa conduite envers Rousseau, par ceux qui avaient même souvent averti Mme d’Épinay qu’elle gâtait Rousseau, comme on gâte un enfant, et qu’elle s’en repentirait, jugée par la société du temps, cette lettre devait l’indigner et l’indigna. Que veut en effet Rousseau, se disaient Grimm et Diderot, à parler si fastueusement de sa pauvreté et de ses inconvéniens ? Sommes-nous des riches par hasard ? Ne travaillons-nous pas pour vivre, comme il fait lui-même ? Nous n’en vivons pas moins dans le monde, et nous y vivons de bonne grâce, sans mendicité et sans envie. Que ne fait-il comme nous ? Nous avons parmi les riches et les grands des amis qui nous obligent, sans que nous nous hâtions d’être ingrats envers eux, pour prouver que nous ne sommes pas leurs valets. Voilà ce que devaient se dire Grimm et Diderot, Grimm surtout, indigné de voir Mme d’Épinay si mal récompensée de ses bienfaits. Il