Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/888

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Je suis fait pour vous aimer et pour vous donner du chagrin (écrit Diderot à Rousseau). J’apprends que Mme d’Épinay va à Genève et je n’entends point dire que vous l’accompagniez. Mon ami, content de Mme d’Épinay, il faut partir avec elle ; mécontent, il faut partir beaucoup plus vite. Êtes-vous surchargé du poids des obligations que vous lui avez ? voilà une occasion de vous acquitter en partie et de vous soulager. Trouverez-vous une autre occasion dans votre vie de lui témoigner votre reconnaissance ? Elle va dans un pays où elle sera comme tombée des nues. Elle est malade ; elle aura besoin d’amusement et de distraction l’hiver. Voyez, mon ami. L’objection de votre santé peut être beaucoup plus forte que je ne la crois ; mais êtes-vous plus mal aujourd’hui que vous ne l’étiez il y a un mois, et que vous ne le serez au commencement du printemps ? Ferez-vous dans trois mois le voyage plus commodément qu’aujourd’hui ? Pour moi, je vous avoue que si je ne pouvais supporter la chaise, je prendrais un bâton et je la suivrais. Et puis, ne craignez-vous point qu’on ne mésinterprète votre conduite ? On vous soupçonnera ou d’ingratitude ou d’un autre motif secret. Je sais bien que, quoi que vous faisiez, vous aurez toujours pour vous le témoignage de votre conscience ; mais ce témoignage suffit-il seul, et est-il permis de négliger jusqu’à certain point celui des autres hommes ? Au reste, mon ami, c’est pour m’acquitter avec vous que je vous écris ce billet ; s’il vous déplait, jetez-le au feu, et qu’il n’en soit non plus question que s’il n’eût jamais été écrit. Je vous salue, vous aime et vous embrasse[1]. »

J’ai souligné dans cette lettre de Diderot ce qui devait, étant lu par Mme d’Épinay, amener inévitablement entre elle et Rousseau une explication. Quant au mot de Diderot, « on vous soupçonnera d’ingratitude ou d’un autre motif secret, » il a trait à la passion que Rousseau avait pour Mme d’Houdetot. C’était là, disait-on dans le monde, le motif qui empêchait Rousseau d’accompagner Mme d’Épinay à Genève[2]. Je fais cette remarque pour qu’il soit bien entendu que le motif secret dont parle Diderot ne se rapporte pas le moins du monde aux ignobles commérages du maître d’hôtel et de Thérèse. Je reviens maintenant à l’explication entre Mme d’Épinay et Rousseau. « Si vous êtes mécontent de Mme d’Épinay, écrivait Diderot, c’est une raison de plus de l’accompagner. » — « Mécontent de moi, monsieur ! s’écria Mme d’Épinay lisant cette phrase ; quels sont donc mes torts avec vous, s’il vous plaît ? » -Rousseau revint comme d’un rêve et resta interdit de l’imprudence que la colère venait de lui faire commettre ; il arracha la lettre des mains de Mme d’Épinay, et enfin, pressé de répondre : « C’est, dit-il, la suite

  1. Confessions, livre IX.
  2. Mme d’Houdetot voulait que Rousseau accompagnât Mme d’Épinay à Genève. « Elle me témoigna combien elle aurait désiré que j’eusse fait le voyage de Genève, prévoyant qu’on ne manquerait pas de la compromettre dans mon refus, ce que la lettre de Diderot semblait annoncer d’avance. » Confessions, livre IX.