déjà fait plusieurs fois avec Diderot, avec le baron d’Holbach, moitié gré, moitié faiblesse, je fis toutes les avances que j’avais droit d’exiger ; j’allai chez Grimm, comme un autre George Dandin, lui faire des excuses des offenses qu’il m’avait faites, toujours dans cette fausse persuasion qui m’a fait faire en ma vie mille bassesses auprès de mes feints amis, qu’il n’y a point de haine qu’on ne désarme à force de douceur et de bons procédés… Je m’attendais que, confus de ma condescendance et de mes avances, Grimm me recevrait, les bras ouverts, avec la plus tendre amitié ; il me reçut en empereur romain, avec une morgue que je n’avais jamais vue à personne. Je n’étais point du tout préparé à cet accueil. Quand, dans l’embarras d’un rôle si peu fait pour moi, j’eus rempli en peu de mots et d’un air timide l’objet qui m’amenait près de lui, avant de me recevoir en grâce, il prononça avec beaucoup de majesté une longue harangue qu’il avait préparée et qui contenait la nombreuse énumération de ses rares vertus, et surtout dans l’amitié… Je tombais des nues, j’étais ébahi, je ne savais que dire, je ne trouvais pas un mot. Toute cette scène eut l’air de la réprimande qu’un précepteur fait à son disciple, en lui faisant grâce du fouet[1]. »
Des deux récits, lequel croire ? Je crois à tous les deux, car ils se ressemblent beaucoup plus qu’ils n’en ont l’air. Je crois volontiers à tout ce que dit Mme d’Épinay de l’orgueil de Rousseau et de ses effets. J’ai vu beaucoup de grands orgueils de nos jours, et le signe le plus caractéristique que j’aie observé chez les hommes atteints de cette manie de l’orgueil, c’est que, dans l’ordre moral, ils croyaient tout pouvoir et ne rien devoir. Ils ne niaient pas la morale ; seulement ils s’y croyaient supérieurs, comme si la morale était une loi qui ne régnait que jusqu’à un certain degré de l’échelle humaine. Rousseau en était arrivé à ce point d’hallucination vaniteuse que tout ce qui était de lui lui semblait saint et sacré : la faute ne pouvait pas approcher de lui. Cependant, si je crois tout de l’orgueil de Rousseau, je crois tout aussi de la désaffection et de la malveillance de Grimm envers Rousseau. Les excuses furent faites avec un orgueil embarrassé ; elles furent reçues avec une froideur insouciante et dédaigneuse.
Telles étaient les dispositions d’esprit de Rousseau quand vint l’incident qui amena la querelle : je veux parler du voyage de Mme d’Épinay à Genève.
Mme d’Épinay était fort souffrante, et ses amis la pressaient d’aller à Genève consulter Tronchin, qui était le médecin à la mode à cette époque et qui faisait, disait-on, des cures merveilleuses. Elle se décida à faire ce voyage. Rousseau prétend qu’elle voulait se faire
- ↑ Confessions, livre IX.