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courut à lui en lui tendant la main, non comme quelqu’un qui a des torts et qui cherche à les réparer, mais comme un homme généreux qui tend la main à un coupable et qui pardonne. M. Grimm le reçut avec le ton qu’il avait pris depuis longtemps avec lui. Au bout d’une demi-heure, il se retira dans son appartement et y fut assez longtemps. Rousseau n’avait pas l’air à son aise. — Il se fait tard, me dit-il tout d’un coup ; Grimm ne descend pas. Si je l’allais trouver, qu’en dites-vous, madame ? — Tout comme il vous plaira, lui dis-je ; mais si c’est avec la disposition où vous étiez lorsqu’il est arrivé, avec l’air de protection… - Pardieu, madame, vous êtes d’une tyrannie inconcevable ; voulez-vous que j’affiche mes torts et mon pardon ? Cela ne sera point. — J’ai cru, monsieur, que c’était le rôle qui vous convenait après avoir affiché votre injustice. Est-ce dans le silence de votre cabinet que vous l’avez accusé de vous avoir fait perdre le pain que vous vous efforciez de gagner[1] ? Est-ce au fond de votre cœur que vous l’avez soupçonné de vous décrier ?… - Il me tourna le dos brusquement et s’en alla dans le jardin. M. Grimm rentra, et ne voyant plus Rousseau, il me demanda en riant si j’étais contente de sa réception. — Non, assurément, lui dis-je. — Il me plaisanta sur la crédulité que j’avais mise à son repentir. — Je parierais, ajouta-t-il, qu’il ne se reproche pas davantage l’injure qu’il vous a faite. Le soir, Rousseau fut cependant trouver M. Grimm dans son appartement, lorsque tout le monde fut retiré. Il le complimenta sur son retour, il le questionna sur son voyage ; puis, en se retirant, il lui prit la main en disant : Ah ! ça, mon cher Grimm, vivons désormais en bonne intelligence et oublions réciproquement ce qui s’est passé. Grimm se mit à rire. — Je vous jure, lui dit-il, que ce qui s’est passé de votre part est le moindre de mes soucis. — Ils se séparèrent après cette belle explication, et Rousseau n’en eut pas moins le front de me dire le lendemain : — Vous devez être contente, madame, et Grimm doit l’être aussi. Je me suis assez humilié pour vous complaire à tous les deux ; mais si cela doit me rendre le cœur de mon ami, je ne m’en repens pas. — Que l’on juge quel a été mon étonnement en apprenant le détail de cette prétendue humiliation[2] ! »

Prenons maintenant le récit des Confessions. Rousseau raconte comment, vaincu par les raisonnemens et les instances de Mme d’Épinay, il avait fini par croire qu’il avait mal jugé Grimm et qu’il avait envers lui des torts graves qu’il devait réparer. « Bref, comme j’avais

  1. Ce mot s’explique et se vérifie par le passage suivant des Confessions : « Il m’ôtait même, autant qu’il était en lui, la ressource du métier que je m’étais choisi, en me décriant comme un mauvais copiste, et je conviens qu’il disait en cela la vérité ; mais ce n’était pas à lui de la dire. » Confessions, livre IX.
  2. Mémoires de Mme d’Épinay, t. III, p. 131-132.