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qu’il impose à ses amis. Oui, je dois supporter la mauvaise humeur de mon ami malade, mais il n’a pas le droit d’avoir de la mauvaise humeur contre moi. Oui, quand mon ami a tort et qu’il se fâche, je dois être doux et indulgent avec lui, je dois le ménager ; mais il n’a pas le droit d’avoir toujours tort et de toujours se fâcher contre moi. Oui, je ne dois pas être fier et vain des services que je rends à mon ami, mais il n’a pas le droit d’être particulièrement ingrat envers moi. L’homme a plus de devoirs qu’il n’a de droits, et tous les devoirs que j’ai envers mon prochain ne sont pas des droits que mon prochain a sur moi. C’est même, si nous y prenons garde, cet excédant des devoirs sur les droits qui maintient ici-bas la société morale. Nous voulons souvent détruire cet ordre établi de Dieu, changer en droits pour tous les devoirs du prochain envers nous. Ainsi l’aumône est le devoir du riche : nous en faisons le droit du pauvre. Je dois aimer mon prochain comme moi-même ; mais le prochain a-t-il le droit de me dire : Aime-moi ! À cela je suis tenté de répondre : Sois aimable ! L’accomplissement des devoirs est une vertu ; mais le prochain n’a pas le droit d’exiger que j’aie de la vertu à son profit, sans quoi la vertu des uns serait le péché des autres, ce qui n’est pas dans l’ordre moral ; car de cette manière, si par vertu je nourris mon prochain, mon prochain deviendra paresseux ; si je suis humble, mon prochain deviendra orgueilleux, — de telle sorte que le plus sûr moyen de rendre la société impossible, c’est de créer autant de droits dans ce monde qu’il y a de devoirs. Chacun alors en effet ne pensera plus qu’aux droits qu’il a, oubliant les devoirs, et ces devoirs exigés deviendront insupportables. Telle est l’erreur du code d’amitié que fait Rousseau. Il s’arroge comme droits tous les devoirs qu’il impose à ses amis, et parce que ses amis doivent être doux, indulgens, affectueux, tolérans avec lui, il croit avoir le droit d’être capricieux, fantasque, défiant et grondeur avec eux.

Le petit code d’amitié que Rousseau rédigeait à son profit m’a fait relire le De Amicitiâ de Cicéron. Je ne veux pas faire ici une comparaison entre le traité de Cicéron et la lettre de Rousseau. Je citerai seulement ce passage qui me semble fort bien s’appliquer aux deux caractères de Rousseau et de Diderot, et qui explique comment la durée de leur amitié était impossible : « Un ami, dit Cicéron, ne doit pas aimer à accuser son ami ou à l’entendre accuser… La bonne amitié ne doit pas seulement repousser les accusations contre nos amis, elle ne doit pas être soupçonneuse ; elle ne doit pas croire aisément qu’un ami a manqué envers nous de foi et de tendresse[1]. » Voilà pour Rousseau ; voici maintenant pour Diderot : « Il faut aussi

  1. De Amicitiâ, ch. 18.