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habitué à mettre en dehors plus de sentimens encore qu’il n’en avait. Il y a des hommes, et c’est le grand nombre, dont la difficulté est d’égaler la parole à la pensée. Chez Diderot, au contraire, la parole allait au-delà de la pensée et de l’émotion. Il avait une nature éloquente et oratoire qui tournait tout en déclamation ; il n’était point faux et hypocrite ; il était comédien, et cela naturellement. Tout lui était une scène et une situation ; il n’était jamais lui-même, et toujours dans un rôle ; jamais à la ville, toujours au théâtre. L’acteur, sans le vouloir et sans le savoir, remplaçait l’homme. Ces natures-là sont plus fréquentes qu’on ne le croit. Comment s’arranger avec elles ? Il faut faire ce que faisait Grimm avec Diderot, c’est-à-dire ramener toutes choses à la vérité, rabattre beaucoup des paroles, et ne s’en prendre qu’au sentiment, laisser l’acteur et aller à l’homme, ne point enfin abuser de ce que Grimm appelle amicalement la franchise et la bonne foi de Diderot, et de ce que j’appelle ce génie déclamatoire et bruyant qui, comme un écho, grossissait tout ce qu’il entendait, et, comme un microscope, agrandissait tout ce qu’il voyait, Grimm, qui avait l’oreille juste et l’œil perçant, à travers l’écho entendait le son exact, et à travers le microscope retrouvait la proportion juste ; c’est par là qu’il n’était pas tracassable. Rousseau était tout le contraire ; il avait dans l’imagination ce que Diderot avait dans la parole : il grossissait tout. Au lieu de comprendre, comme Grimm, que Diderot était un personnage d’optique qu’il fallait ramener à sa taille naturelle, il prenait Diderot au sérieux, croyait aux tragédies qu’il jouait, confondait l’acteur avec l’homme, et sortait pénétré d’admiration ou d’horreur, d’amour ou de haine, sans se dire jamais qu’il sortait du théâtre. Comment se le serait-il dit ? La vie réelle n’existait pas pour Rousseau. Son imagination, toujours dans les extrêmes, lui faisait un monde peuplé de vertus de l’âge d’or, ou de méchancetés de l’âge de fer. Le malheur, c’est qu’avec tous ses amis Rousseau commençait par les croire de l’âge d’or, et finissait par les croire de l’âge de fer. Il ne vivait pas, il rêvait ; seulement il y avait cette différence entre lui et Diderot, que, rêvant tous deux, l’un en dehors, si je puis parler ainsi, et l’autre en dedans, Diderot de ses rêves ne faisait que des phrases, et, la phrase faite, oubliait le rêve, tandis que Rousseau de ses rêves faisait des actions, et, une fois l’action faite, oubliait aussi le rêve, s’attachait à ce qu’il avait fait comme à une vérité. Quand ces deux rêveurs se rencontraient, quand la parole exagérée ; et bruyante venait heurter la pensée crédule et soupçonneuse, Dieu sait alors quels effets résultaient de cette rencontre. Rien ne gardait plus sa proportion naturelle. Où il y avait un conseil amical à donner, l’un faisait une tirade déclamatoire et sentimentale, et l’autre à son tour, où il