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La littérature et la conversation l’avaient toujours charmé. Ses disgrâces politiques mirent son esprit en pleine liberté. Dans le cercle choisi où il vécut alors, on connaissait peu la contrainte, et ses opinions se produisaient avec autorité. Il formait avec Swift et Pope un triumvirat intellectuel de grande renommée. Les Anglais n’aiment pas à convenir que ses idées philosophiques y dominassent sans partage; mais la mort de Pope laisse peu de doute sur ses sentimens intimes, et Bolingbroke, en lui écrivant, ne cesse de lui rappeler qu’il ne fait que rédiger leurs conversations. Quant à Swift, sa profession lui commandait plus de réserve. Il avait adopté la politique de la haute église, et son esprit du reste était peu fait pour les spéculations métaphysiques; mais il se moquait des controverses et des sectes, ce qui n’annonce jamais une grande ferveur. Son Conte du Tonneau n’en épargne aucune. Il ne put parvenir à se faire une réputation de piété suffisante pour être évêque. Dans ses Pensées sur la religion, jamais il n’appuie sur la vérité du dogme en lui-même; sa foi ne semble que l’accomplissement d’un devoir de position. « Quoique je pense que ma cause soit juste, dit-il quelque part, cependant mon grand motif est ma soumission aux volontés de la Providence et aux lois de mon pays. » Cette manière de croire n’a pas manqué d’imitateurs en Angleterre; mais, on en conviendra, elle n’exclut pas le doute intime et ne répond point aux objections. Swift devait tout entendre quand il causait, et ne blâmer dans les opinions de Bolingbroke que leur publicité. Ce n’est guère que par l’ironie, ou bien au nom de la morale sociale, qu’il attaque les libres penseurs ; ce n’est pas en théologien, c’est en publiciste qu’il les condamne. Sa foi se réduit à la profession de la religion établie.

Cette doctrine, fort répandue et qui s’est perpétuée, conduisait le clergé politique à regarder les libres penseurs à peu près comme des dissidens. Eux-mêmes se présentaient comme une secte, et pour l’église ils n’étaient guère moins odieux que les déistes, qui ne l’étaient guère moins que les athées. Dans le vocabulaire du zèle anglican, vous trouverez souvent ces trois noms mis sur la même ligne; et comme dans les momens d’intolérance il pouvait y avoir devant la loi et l’opinion un risque égal à mériter indistinctement un de ces noms, des raisonneurs extrêmes, Tindal, Toland, Collins, franchirent les dernières limites : l’irréligion fut professée. L’esprit de controverse et l’esprit de secte, puissans tous deux dans une partie de la population, protégeaient leurs témérités. Leurs excès rendirent les esprits plus indulgens pour des libertés moins choquantes. L’arianisme, puis l’unitairianisme, puis le socinianisme, puis le déisme, devenaient les termes d’une progression continue, s’ils n’étaient pas des expressions diverses d’une même valeur. Malgré les anathèmes