Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/831

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui danse toujours sur les rhythmes très populaires de six-huit et de deux-quatre, est une chose impossible. C’est un succès fou qui doit faire le désespoir de ceux qui contesteraient encore la vérité de cet adage si profond : Vox populi, vox Dei ; mais il faut dire aussi qu’indépendamment du poème et de la musique si dansante de M. Adam, le Bijou perdu offre une curiosité non moins piquante : c’est la cantatrice chargée du principal rôle.

Mme Marie Cabel n’est pas tout à fait une inconnue pour le public parisien. Née en Belgique, si je ne me trompe, elle s’essaya, il y a quelques années, à l’Opéra-Comique, où elle ne produisit qu’un effet médiocre. Mécontente de sa position, Mme Cabel demanda alors à résilier son engagement, et retourna à Bruxelles, où, pendant plusieurs années, elle chanta avec assez de succès. Après avoir brillé tour à tour à Lyon et à Marseille, elle fut engagée au troisième théâtre lyrique, situé dans cette région lointaine qui n’est plus la province, et qui n’est pas encore Paris. Mme Cabel n’est plus une très jeune personne. D’une taille élevée et bien prise, d’une physionomie agréable et douce, elle est bien à la scène, sans y être toutefois parfaitement à son aise. Ses mouvemens sont un peu raides et manquent de désinvolture. Mme Cabel possède une voix de soprano étendue et assez éclatante dans les notes supérieures, mais sourde et nasillarde dans la partie inférieure de l’échelle. Sa vocalisation bruyante, audacieuse et très incorrecte, est dépourvue de charme et de cette homogénéité dans l’enchaînement des sons qui distingue le talent exquis de Mme Miolan et celui des cantatrices qui ont fait de bonnes études. Mme Cabel prononce très mal ; elle articule à peine les mots, et il résulte de son débit une sorte de clapotage mignard qui n’est pas toujours intelligible. Mme Cabel serait fort embarrassée, si on lui donnait à chanter de la musique qui exigeât du style, car elle ignore à peu près l’art de phraser et de se tenir debout sur une note lumineuse. Le son qu’elle lance violemment au dehors est labouré comme une balle mâchée, et ses gammes, ses arpèges et ses points d’orgue, d’un goût détestable, se déroulent, s’enroulent et s’enchevêtrent à l’aventure.

Qu’est-ce donc qui a valu à Mme Cabel cette vogue d’un instant dont elle doit être bien étonnée ? Mon Dieu, les avantages de sa personne, les qualités brillantes de sa voix, de l’audace, l’occasion et l’herbe tendre, puis l’adresse de M. Adam, qui lui a préparé un petit triomphe dans un morceau fort heureusement trouvé. Nous voulons parler de la ronde du second acte : Ah ! qu’il fait donc bon cueillir des fraises, qui consiste en une petite phrase bien rhythmée et longtemps préparée par des notes accessoires qui simulent l’élan et trompent l’oreille. Lorsque enfin la cantatrice s’élance sur cette phrase sautillante qu’elle fait attendre depuis si longtemps, la salle tout entière bondit d’enthousiasme, et le tour est fait. Si Mme Cabel ne se hâte pas de corriger les nombreux défauts de sa vocalisation, si elle ne modère les éclats de sa voix chevrotante et mal posée, si elle n’apprend à prononcer et à conduire aisément une phrase musicale dans la carrière, si elle n’abandonne au plus vite cette musique de casse-cou, ces notes piquées et ces violens coups de gosier qui l’exposent à s’étrangler chaque soir, nous lui prédisons une destinée encore plus courte que celle de Mme Ugalde, qui a dédaigné les conseils de la critique pour écouter les éloges extravagans d’une publicité éphémère.