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à recueillir pieusement ses inspirations de courte haleine, sans nier le talent discret et un peu terne de M. Reber, le goût et la grâce élégiaque de M. Félicien David, les méditations trop prolongées de M. Niedermeyer, les tendances élevées de M. Gounod et les espérances que nous donne M. Masset, — on est cependant forcé de conclure que parmi ces compositeurs si diversement appréciés, il n’y a pas une idée originale qu’on ne retrouve déjà dans les grands maîtres qui les ont précédés et procréés. Je ne parle pas de M. Berlioz, qui n’est pris au sérieux que par les étudians allemands de première année, et qui depuis vingt-cinq ans court, comme le Juif errant, à la recherche d’un public impossible qui échappe constamment à ses étreintes. Non-seulement l’inspiration s’est amoindrie, éparpillée en petits effets qui accusent la stérilité et le labeur des nouveau-venus, mais la forme elle-même a perdu de l’ampleur et de la clarté, qu’on trouve dans les œuvres consacrées. Cela étonnera peut-être quelques lecteurs de nous entendre dire que l’art d’écrire en musique, que le métier enfin n’est pas moins déchu que tout le reste, lorsqu’on voit proclamer chaque jour la science profonde du moindre compositeur de bluettes et de polkas-mazurkas, de M. Prudent par exemple ! Il y aurait encore une bien curieuse question à traiter devant l’Institut ; c’est à savoir : quelle a été depuis cinquante ans l’influence de la presse quotidienne sur les beaux-arts ? Nous n’hésiterions pas à répondre : détestable. On pourrait nous dire : vous glorifiez le grand événement, des temps modernes, vous vous réclamez de la révolution de 1789 comme d’une ère d’émancipation, et vous niez le progrès ! — Eh ! mon Dieu, répondrions-nous, nous admettons le progrès là où il est possible, dans les choses soumises à la réflexion et à la volonté de l’homme ; mais il y a un coin mystérieux de notre âme que Dieu s’est réservé, où il agit tout seul par le moyen de la grâce et de l’inspiration qu’il fait descendre sur ses élus. Or, quand je vois des baladins, des improvisateurs sans vergogne, élevés chaque matin sur le pavois, prendre la place qui appartient au génie, ce fils consubstantiel de la pensée suprême, je nie le progrès et je prétends que les marchands ont envahi le temple du Très-Haut. Si l’art n’était pas une chose très-sérieuse, un moyen d’élever notre esprit, d’épurer notre cœur et de nous préparer à de plus hautes destinées, il ne serait pas digne vraiment d’occuper vingt-quatre heures un homme intelligent.

Depuis le Juif errant de M. Halévy, qui a eu la destinée que nous lui avions prédite, l’Opéra, qui ne prodigue pas les nouveautés, a donné la Fronde, ouvrage en cinq actes de M. Niedermeyer. L’issue de cette nouvelle tentative dramatique de l’auteur du Lac et de beaucoup d’autres mélodies pénétrantes n’a pas été un seul instant douteuse, et l’on a pu se convaincre une fois de plus qu’un musicien qui n’a chanté avec succès que l’hymne solitaire de la poésie lyrique n’a pas les qualités nécessaires au théâtre, Pindare, Horace, Lamartine, Byron lui-même, il l’a bien prouvé, les plus grands poètes lyriques ou monotones, dans la vraie acception de ce mot, qui aient existé, n’auraient point réussi dans une œuvre dramatique qui exige, avant tout, de la variété et de l’impersonnalité. Schubert, l’admirable mélodiste, n’a-t-il pas échoué au théâtre presque aussi complètement que M. Niedermeyer, qui est loin pourtant de posséder les qualités éminentes et l’originalité du compositeur allemand ?