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le meilleur moyen d’ôter à la crise actuelle ce qu’elle a de plus périlleux. Chose singulière, c’est assez souvent au nom de la paix elle-même qu’on refuse d’agir en commun, il semble qu’on redoute les conséquences d’une solidarité qui opposerait un ensemble de forces trop compactes aux desseins de la Russie ; on voit au contraire une chance de paix dans ce qui peut avoir pour effet de diviser ces forces. Et ici qu’on nous permette de le dire : la paix est assurément un grand bienfait ; elle se confond avec la civilisation elle-même. Qui oserait nourrir cette funeste pensée de livrer capricieusement aux chances de la guerre tant d’intérêts de tout genre, tant de travaux pour lesquels la sécurité est la condition première, tant d’institutions à peine rassises ? Mais dans certains momens aussi n’est-il pas vrai que la paix n’est point la première considération ? Dans tous les cas, la paix n’est sûre et durable que si elle s’appuie sur des bases solides de sécurité mutuelle. En ce sens, on peut ajouter que la paix ne saurait être un but, quelque prix qui s’y attache, pas plus que la guerre n’est un but. Dans des circonstances comme celles où se trouve l’Europe, la première question est celle de savoir quel est l’intérêt qui est en jeu. Est-ce une question de premier ordre pour le continent de savoir si la Russie pourra devoir à la chance des armes de conserver les principautés comme un gage matériel selon son langage, si elle absorbera, sous le nom de protectorat religieux, une prépondérance universelle en Orient ? S’il n’en est point ainsi, s’il ne s’agit, qu’on nous passe le terme, que d’une querelle vulgaire de Turc, à Russe, alors on est déjà trop intervenu, on a trop agi. S’il y a pour l’Europe une question essentielle, supérieure, vitale, alors la première considération est la question elle-même, et non la paix ou la guerre. Nous ajouterons que lorsque quatre grandes puissances, décidées à épuiser tous les moyens de conciliation, se montrent également décidées à rester solidaires dans la défense de ce qu’elles regardent justement comme la garantie de leur sécurité, toutes les chances sont pour la paix. Voilà pourquoi l’Autriche et la Prusse nous sembleraient mieux servir la paix par une action résolue avec l’Angleterre et la France que par une neutralité qui ne serait qu’une sorte d’aveu d’incompétence dans une des plus grandes questions qui puissent s’élever. Peut-être même ne serait-ce point tellement desservir la Russie que de lui offrir une occasion favorable de dénouer ces déplorables complications, surtout si, comme on l’assure, la mission du prince Menchikof, première cause de la crise actuelle, n’est rien moins que populaire à Saint-Pétersbourg. Dans tous les cas, la guerre existe aujourd’hui ; elle existe sur le Danube et en Asie. On ne saurait évidemment se méprendre sur la portée des avantages obtenus par les Turcs, après comme avant, l’Europe a son rôle à remplir par la voie pacifique, si elle ne veut pas avoir à le remplir dans quelques mois sur un autre terrain.

Lorsque de tels intérêts se débattent dans le monde, lorsqu’ils peuvent d’un jour à l’autre solliciter des résolutions décisives de la part des gouvernemens, il semble qu’ils ne doivent plus laisser de place à autre chose. Ces intérêts sont faits du moins pour ramener les esprits au sentiment des grandes réalités de la vie publique. Le goût des émotions politiques peut trouver là un aliment qu’il ne trouve plus guère dans les choses intérieures. Ce qui survit des années d’agitations que nous avons traversées, on en aurait