Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/815

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que de proportionner leur action aux événemens. La nomination du général Baraguey-d’Hilliers comme ambassadeur de France à Constantinople, à la place de M. de Lacour, ne saurait avoir un autre sens ; l’Angleterre elle-même, dit-on, est sur le point de donner un successeur à lord Redcliffe. Maintenant faut-il chercher d’autres différences qui se seraient manifestées depuis peu dans les dispositions des deux gouvernemens restés les derniers en parfaite concordance de vues sur la crise d’Orient ? Doit-on croire que le roi Léopold, dans son récent voyage à Londres, a eu assez d’influence sur le cabinet anglais pour modifier sa pensée, comme on l’a dit ? Ce qu’il peut y avoir de vrai dans ces divers bruits n’est point très nouveau peut-être, et ne tient point à coup sûr au voyage du roi des Belges. Ce n’est point d’aujourd’hui qu’on sait qu’il y a dans le ministère anglais des tendances diverses, les unes plus décidées, d’autres qui le sont moins, les premières représentées par lord Palmerston, les secondes par le chef du cabinet lui-même, lord Aberdeen. En définitive, il y a quelque chose de très supérieur à ces nuances entre des hommes d’état obéissant à des traditions ou à des humeurs différentes : c’est l’intérêt commun qui a formé les rapports actuels de l’Angleterre et de la France, — et c’est ce qui nous fait ajouter que la politique des deux pays ne saurait cesser d’être identique dans le fond. Cette politique, mélange de modération et de fermeté, qui s’est manifestée déjà par l’entrée des flottes dans les Dardanelles, est aujourd’hui la plus ferme garantie de l’Occident. S’il est un fait propre à éclairer les deux peuples, ce sont les tentatives mêmes par lesquelles on cherche parfois à les diviser. Récemment encore, il paraissait à Bruxelles une brochure sortie d’une source à laquelle il ne serait peut-être pas difficile de remonter : La Vérité sur le différend turco-russe. Or quel est le double but de cette publication ? C’est d’abord de faire l’apologie de la Russie dans l’affaire d’Orient, et en outre de jeter des germes de division et de froissement entre l’Angleterre et la France. Ces pages d’ailleurs ne laissent point d’être curieuses par la manière dont elles laissent percer par instant les vues et l’ambition de la Russie, sauf à faire rentrer à propos cette ambition dans les limites du droit actuel. — Ici, vous verrez que l’empire turc est mort, qu’il est honteux pour l’Europe de voir les saints lieux entre des mains musulmanes, qu’on ne saurait rien objecter contre la domination d’une puissance chrétienne en Orient ; — plus loin, la Russie sera représentée comme n’ayant aucun dessein contre l’intégrité de l’empire ottoman. Au fond cependant, comme nous le disions, la véritable pensée, c’est de rompre le concert de l’Angleterre et de la France, en offrant à cette dernière la perspective de l’établissement de deux grands empires, l’un au nord-est, l’autre au sud-ouest de l’Europe, — après quoi l’annulation de l’influence anglaise devient l’entreprise la plus facile. Cela même n’est point nouveau : c’était le rêve de Tilsitt, qui a fini comme tous les rêves et qu’on ne recommencera pas, mais qui, ramené à propos, semble n’avoir d’autre objet que de ranimer de vieilles antipathies, de vieux souvenirs d’antagonisme.

C’est là, du reste, c’est dans ces divisions possibles, entretenues par bien des causes, qu’est peut-être le danger le plus sérieux pour l’Europe, tandis qu’une politique commune et ferme, nettement suivie par les quatre grandes puissances, — la France, l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse, — serait indubitablement