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faits, jusqu’à intervertir encore une fois les rôles et les situations, — et l’Europe ne saurait évidemment accepter la question d’Orient telle que la pose le dernier manifeste du tsar. Que résulte-t-il de ce manifeste publié après la récente déclaration de guerre ? L’intention en est bien claire : c’est de mettre du côté de la Russie le bon droit, la justice, la magnanimité, la modération, le rôle défensif et jusqu’à l’appui moral des principales puissances de l’Europe, qui auraient « vainement cherché à ébranler l’aveugle obstination du gouvernement ottoman. » Or on a pu suivre jour par jour pendant huit mois les phases diverses de cette triste affaire. L’esprit d’équité et de conciliation de la Russie consiste dans la mission hautaine et impérieuse du prince Menchikoff ; sa modération se réduit à prétendre imposer un protectorat que nul traité ne lui confère, et qui n’irait à rien moins qu’à rendre complètement illusoire l’autorité du sultan. Ce qu’elle appelle son attitude défensive, c’est l’invasion à main armée du territoire turc, le passage du Pruth et l’occupation des provinces moldo-valaques. Quant à l’intervention des puissances européennes, qui ne s’est manifestée ostensiblement que par la médiation de Vienne, nul n’a pu oublier qu’il a suffi des premières interprétations de M. de Nesselrode pour rendre la note de la conférence parfaitement inacceptable, non-seulement pour la Turquie, qui avait déjà refusé d’y souscrire, mais pour l’Angleterre et la France elles-mêmes, qui en avaient jusque-là recommandé l’acceptation au divan. Cela est si vrai, que le gouvernement français n’a eu qu’à rétablir simplement les faits dans un résumé publié au Moniteur pour opposer la réfutation la plus lumineuse au manifeste de la politique russe. Nous n’appellerons pas l’article du Moniteur le manifeste français ; il laisse du moins voir avec assez de clarté comment le gouvernement de la France envisage la crise actuelle, de même qu’à un autre point de vue l’entrée simultanée des flottes française et anglaise dans le Bosphore a été, si l’on nous passe ce terme, un acte conservatoire nécessaire de la part de l’Europe au début de la lutte. La vérité qui est au fond de tout ceci, on ne saurait la dissimuler : c’est que si la guerre aujourd’hui demeure restreinte entre la Russie et la Turquie, si elle peut se poursuivre quelque temps encore dans ces conditions avec des alternatives diverses, elle peut aussi devenir sûrement, à un moment donné, la source d’un conflit plus grave et plus général en Europe. M. de Nesselrode, dans une circulaire récente qui a coïncidé avec le manifeste de l’empereur Nicolas, exprime la confiance que les états européens feront ce qu’ils pourront pour empêcher la guerre d’élargir ses limites, de prendre des proportions plus vastes. Cela dépend autant de la Russie que de l’Europe. En définitive, depuis huit mois, l’Europe ne fait point autre chose que de chercher à conjurer une collision, même restreinte : elle y a épuisé toute son habileté diplomatique ; mais on ne peut sans doute attendre d’elle qu’elle s’abstienne là où elle voit une affaire d’équilibre général et de sécurité universelle, au cas où cet équilibre et cette sécurité se trouveraient tout à coup à la merci de circonstances plus impérieuses.

Les puissances européennes auront donc certainement encore à agir, à négocier, à s’interposer. Seulement, quelle sera la nature et la mesure de leur action ? C’est ici que les événemens peuvent exercer leur influence. Toujours est-il que les cabinets n’ont point, il nous semble, d’autre conduite à se proposer