Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/811

Cette page a été validée par deux contributeurs.

quelques démêlés dans lesquels ce dernier s’est assez spirituellement moqué de lui, et de penser que ce serait une noble vengeance d’aller le tirer de prison. Il faut ajouter, pour être exact, que c’est une femme à qui Beaumarchais avait rendu des services, et qui avait quelque influence sur Manuel, qui le détermina à cet acte de générosité. Toujours est-il que le 30 Manuel vient annoncer à son ancien adversaire qu’il est libre. Beaumarchais ne se le fait pas dire deux fois. Il sort, et le surlendemain les massacres commencent.

Il semblerait assez naturel que dans un pareil moment Beaumarchais laissât de côté ses fusils pour s’occuper spécialement de préserver sa personne ; mais en devenant sourd, il a pris un peu de l’entêtement qui accompagne, dit-on, cette infirmité. Il veut bien consentir à se cacher, mais pendant le jour seulement, à quelques lieues de Paris ; chaque soir, il revient à pied, à travers les terres labourées, pour éviter les mauvaises rencontres, et il va sommer les ministres de tenir les engagemens de leurs prédécesseurs et de le mettre à même d’obtenir de la Hollande les soixante mille fusils qu’il a promis à la nation. Il faut dire aussi, pour expliquer sa persistance, que d’une part cette opération dont on sait qu’il a été l’agent le constitue vis-à-vis du peuple à l’état de suspicion permanente jusqu’à ce qu’elle ait réussi, et que d’autre part il croit s’apercevoir que le ministre Lebrun cherche à exploiter sous main l’affaire à son profit, en lui laissant au besoin toute la responsabilité d’un échec. C’est là ce qui le rend tenace au point de fatiguer, d’excéder jusqu’à Danton, qui toutefois ne peut s’empêcher de rire en voyant un homme aussi compromis, qui ne devrait songer qu’à sa sûreté, s’obstiner, le lendemain des massacres de septembre, à venir chaque soir lui demander l’argent qu’on lui redoit sur son dépôt et une commission pour la Hollande.

Enfin on se décide à lui donner seulement un passeport, en lui promettant qu’on lui fera tenir en Hollande l’argent nécessaire pour faire lever l’embargo que le gouvernement hollandais a mis sur les fusils, et qu’il trouvera également des instructions chez le ministre de France à La Haye, qui devra prêter son concours à cette opération. Confiant dans cet engagement du ministre Lebrun, Beaumarchais part pour la Hollande. Ici commence pour lui une nouvelle odyssée, et c’est au milieu d’agitations toujours renaissantes que se passeront les dernières années de cette vie déjà si pleine. Au bout de quelques jours, Beaumarchais va se voir en même temps emprisonné à Londres par un créancier anglais et décrété d’accusation en France comme coupable de trahison et de fraude envers la république.


Louis de Loménie.