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mais comme vous ne faites qu’en solliciter ailleurs, le seul danger que vous couriez est le chagrin d’avoir entraîné dans ces spéculations fâcheuses ceux qui auraient la simplesse de s’y livrer.

« Je vous salue, monsieur, avec franchise.

« Caron-Beaumarchais. »


Les quémandeurs purs et simples n’ont également plus les allures qu’ils avaient avant la révolution ; repoussés, ils reviennent à la charge, écrivent des lettres d’injures, de menaces, et Beaumarchais, qui a déjà tant d’ennemis sur les bras et qui ne voudrait pas en augmenter le nombre, tout en donnant aux uns, passe une partie de sa vie à prouver aussi éloquemment que possible aux autres qu’il ne peut pas leur donner. Une lettre où il discute de son mieux avec un de ces impérieux emprunteurs nous fournira un tableau assez net de sa situation à la date du 1er mai 1792 :


« Puisque vous m’avez fait l’honneur, monsieur, écrit-il, de me supposer un peu de philosophie et de sensibilité, dont je fais parade dans mes écrits, je vais vous faire celui de vous prêter un peu plus d’équité que vous n’en montrez dans les vôtres, et je vous dirai : Comment un homme d’un aussi bon esprit ne sent-il pas que plus un homme s’est gêné pour se rendre humain et généreux, moins il peut lui rester de moyens pour faire la chouette à tous les infortunés qui, le regardant comme un but, y lancent leur boule, ou leur palet ? La foule des demandeurs qui s’adressent à moi est telle qu’il me faudrait dix secrétaires pour leur répondre, car un mot sec est loin de suffire au malheur : il lui faut des consolations, des détails, surtout des secours. Ne pouvant remplir ce douloureux office envers tous ceux qui m’écrivent, je gémis, je m’arrête, et pour tout résultat je n’ai plus que deux commerces au monde : des inconnus qui me demandent, des hommes injustes qui m’injurient, des fougueux qui me menacent sans m’avoir même jamais vu. Êtes-vous satisfait, monsieur, de m’avoir fait perdre mon temps pour vous dire des choses inutiles, moi qui en ai tant d’utiles à faire ? Ayez pour moi, monsieur, la douce compassion que vous demandez pour vous-même, et vous cesserez d’injurier celui qui ne vous a fait aucun mal et n’a d’autre tort envers chacun que de ne pouvoir obliger tout le monde à la fois.

« Je vous salue.

Beaumarchais. »


III. — LA MÈRE COUPABLE. — LES SOIXANTE MILLE FUSILS.

Au milieu des préoccupations et des inquiétudes si diverses dont nous venons d’esquisser le tableau, Beaumarchais trouvait le temps de se livrer aux deux passions qui ont tenu une si grande place dans sa vie, celle du théâtre et celle des affaires ; il écrivait son drame de la Mère coupable, et il se chargeait de fournir au gouvernement français soixante mille fusils. Disons un mot du drame avant de parler de l’affaire des fusils, qui forme aussi une espèce de drame dont le héros va se trouver effroyablement victime.