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besoins du service militaire un certain nombre d’hommes. Quand les paysans voyaient venir l’époque des enrôlemens, c’était à qui échapperait par la fraude ou la fuite, et plus d’une fois les propriétaires avaient été obligés de battre les environs de leurs domaines et de faire la chasse aux hommes pour fournir leur contingent. Le paysan était inscrit sur les rôles dès sa quatrième année, et jusqu’à vingt-quatre ans révolus, même après qu’il avait accompli son service, il dépendait du domaine d’où il était parti ; lors de son retour, le propriétaire, qui devait lui confier un gaard ou champ, lui donnait le premier venu, souvent le plus mauvais de tous, et si le paysan refusait de le faire valoir à ses risques et périls, le maître pouvait l’enrôler une seconde fois pour servir de nouveau six ou douze années ; puis la même misère l’attendait au prochain retour, avec la vieillesse de plus.

Quant au paysan du Slesvig, au livegne, il ne jouissait pas même des premiers droits naturels à l’homme : non-seulement il ne devait jamais quitter le lieu où il était né, mais il ne pouvait pas se marier sans l’autorisation du maître ni entreprendre aucun négoce ; il n’avait pas de juges, il était châtié arbitrairement, traité comme bétail, acheté et vendu, soit aux enchères, soit au jeu, d’un coup de dès ou par le hasard des cartes. Aucune sécurité pour le petit lot qu’il essayait de cultiver, car le propriétaire divisait son bien en autant de gaarde qu’il lui semblait bon de le faire, et libre à lui d’ôter leur pain en un jour à vingt familles de paysans. Ainsi, pendant l’enfance, la dure corvée sous le fouet du contre-maître, puis la conscription et le service militaire sous quelque instructeur allemand qui ne lui épargnait ni les malédictions ni les coups, voilà quelle était pour le paysan du Slesvig la première moitié de sa vie ; la seconde s’écoulait, pauvre et misérable, sur le gaard ingrat qui ne rendait pas, n’en pouvant mais, la redevance obligée. Et alors, pour que le paysan cultivât mieux dorénavant sa terre, on lui prodiguait les vexations et les supplices : c’était le cheval de bois [troehest) sur lequel on l’attachait à califourchon, pendant quelques heures, avec de grosses pierres pendues aux deux pieds en guise d’éperons, comme on disait par plaisanterie ; ou bien le carcan, instrument inévitable dans le matériel d’un manoir seigneurial sagement ordonné ; ou enfin le cachot sombre et humide qu’on appelait spécialement le chenil (hundehul). Le paysan demandait-il justice ? on le traduisait devant des tribunaux dérisoires où siégeaient, maîtres de son sort, les intendans, le sommelier et le cocher du propriétaire. Fuyait-il ? on l’atteignait bientôt, on le marquait et on le condamnait aux travaux forcés. C’était pourtant la fuite qui offrait encore à l’opprimé le plus d’espoir, s’il n’avait ni femme ni enfans qu’il lui fût difficile d’emporter avec