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ce qu’ils avaient de bon. Ton bienfait est encore chaud dans leurs mains, qu’ils ne s’en souviennent déjà plus.

— Ma mère, ma mère, s’écrièrent les deux jeunes gens d’une voix altérée, si vous saviez !

— Je sais, reprit la mère, que vous avez vos chapeaux sur la tête devant cette tombe encore fraîche. — Et d’un geste rapide, elle étendit ses deux mains, arracha le crêpe qui était au bras de ses deux enfans, en jeta les lambeaux en disant d’une voix étouffée : — Otez cela, mes fils ; c’est assez de l’ingratitude sans le mensonge. Oh ! mon Dieu, mon Dieu, s’écria-t-elle, vous maudissez ma vieillesse ; vous ajoutez la douleur à la douleur. Mes enfans que j’aimais tant, mes enfans sont des ingrats ! Ah ! vous m’avez brisé le cœur, acheva-t-elle faiblement.

Cependant la foule commençait à se disperser ; la solitude s’étant faite autour d’eux, Antoine et Paul purent expliquer à leur grand’-mère le véritable motif de leur conduite. Elle écouta leurs raisons, et son visage retrouva un peu de sérénité en voyant l’empressement qu’ils mettaient à se justifier du reproche d’ingratitude ; mais son âme simple comprenait mal le mouvement d’orgueil qu’ils n’avaient pu réprimer. Dans un pareil jour et dans un pareil lieu, elle eût souhaité que ses enfans eussent fait comme elle abnégation de ce sentiment d’amour-propre qui les avait distraits de leur douleur. Néanmoins son cœur tendre reçut le contre-coup du chagrin qu’elle avait dû causer à ses petits-fils, et elle voulut s’excuser ; mais ils lui fermèrent la bouche avec une caresse. On rejoignit le groupe des buveurs d’eau, qui s’étaient tenus à l’écart, et on reprit ensemble le chemin du retour.

Francis, abrité par un parapluie, se promenait dans les environs en ayant l’air de chercher son chemin. Il attendait que les buveurs d’eau passassent devant lui pour se rencontrer d’assez près avec Antoine, qui ne saurait alors s’empêcher de le voir et sans doute de le reconnaître. La rencontre eut lieu, comme Francis s’y attendait bien. Antoine marchait précisément en arrière du groupe et causait avec un de ses amis. La grand’mère et le frère Paul tenaient la tête. La pluie avait redoublé, et les terrains détrempés rendaient la marche très-pénible ; aussi le moment était-il peu favorable pour aborder une conversation familière. Cependant, comme Francis ne pouvait pas choisir ses instans, il profita de l’occasion et songea à en tirer tout le parti possible. Acueilli assez froidement par Antoine, qui ne l’avait réellement point aperçu, ni dans le convoi, ni pendant l’inhumation, Francis lia péniblement les paroles les unes aux autres pendant tout le temps que l’on mit à sortir du cimetière. On ne disait rien, mais on parlait. À la barrière, des cochers, qui stationnaient sur le boulevard extérieur, voyant arriver plusieurs personnes, supposèrent qu’on