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aussi, peu de gens échappèrent à l’impression qu’elle venait de causer, Francis moins que tout le monde.

Antoine, et Paul allaient peut-être s’unir à l’acte de reconnaissance publique de leur grand’mére ; mais l’aîné des deux frères fut distrait par une courte conversation qui était venue jusqu’à ses oreilles. L’orateur, son discours achevé, était rentré dans la foule et y avait rejoint un personnage qui semblait attendre ses ordres. C’était le sténographe chargé de recueillir ses paroles pour un journal. — L’épisode est dramatique, bien arrangé, dit le jeune homme en félicitant celui qui d’une tombe venait de faire une tribune. — Parfaitement, répondit l’orateur ; mais je n’étais pas averti, et l’entrée de cette bonne femme m’a coupé le paragraphe final, qui résume tout le morceau Je tiens à ce qu’on l’imprime ; emportez donc ce feuillet, et ajoutez-le à votre travail, dit l’orateur en glissant une page manuscrite dans la main du sténographe, qui remercia et disparut.

Cette révélation fut un soufflet brutal donné à l’admiration que cette brillante oraison funèbre avait éveillée dans l’âme de l’aîné des deux frères, en même temps qu’une injure faite à la sincérité de leur douleur ; leur grand’mére était prise comme une comparse de comédie funèbre. Cela pouvait donc arriver, que la terre du lieu saint fit concurrence aux planches de la scène. Antoine et Paul se regardèrent avec une égale tristesse. Dans leur rougeur commune, ils reconnurent le stigmate de la même insulte, tous deux franchirent le cercle et s’approchèrent de leur grand’mére, qui priait toujours agenouillée.

— Retirez-vous, lui dit Paul d’une voix vibrante d’indignation, vous vous donnez en spectacle. — Et nous aussi, ajouta Antoine en essayant de la faire relever. — L’aïeule regarda ses deux petits-fils avec étonnement ; elle vit leur figure bouleversée, toute rouge encore ; la colère semblait brûler leurs lèvres. — Est-ce bien mes enfans qui me parlent ainsi ? semblaient dire ses yeux encore pleins de larmes.

— Ne voyez-vous pas que tout le monde nous regarde ? dit Paul.

— Que pense-t-on de nous ? continua Antoine, qui jetait un regard courroucé vers les spectateurs.

— Ne suis-je donc pas venue pour qu’on me voie ?… murmura la vieille femme. Vous avez peur qu’on nous regarde, vous rougissez,… vous êtes honteux,… tremblans,… comme si vous étiez surpris faisant une mauvaise action…

Un terrible éclair, dont le feu sécha ses dernières larmes, monta aux yeux de l’aïeule. — Retirez-vous, dit-elle en écartant les deux jeunes gens, je vous comprends… Pauvre homme, ajouta-t-elle en regardant la fosse, pardonne-moi si je n’achève pas ma prière ! Mes fils l’ont interrompue, parce que ma reconnaissance les humilie. Tu l’avais bien dit, mon bienfaiteur, leur misérable orgueil a tué tout