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pluie, qui menaçait depuis les premières heures de la journée, commença à tomber. Malgré l’état du temps, on n’abrégea aucun des détails de la cérémonie, et tous les honneurs funèbres furent rendus à la dépouille de l’homme illustre et utile que la terre allait recouvrir. Les buveurs d’eau et leur grand’mère s’étaient frayé un passage jusque dans le voisinage de la fosse, sur laquelle de belles paroles furent prononcées par des confrères qui avaient été les rivaux du défunt, car où commence la mort, la justice commence. C’est une des premières restitutions que fait l’éternité. Un homme dont l’éloquence était connue achevait une oraison funèbre, dans laquelle il retraçait en magnifiques images la vie glorieusement remplie du docteur. Il s’efforçait surtout de rappeler à la foule qui l’écoutait le caractère élevé du défunt. Après l’avoir montré grand, il le montrait humain ; il indiquait la trace de ses pas dans les évangéliques sentiers de la charité. Faisant allusion aux fonctions publiques que le docteur avait exercées pendant sa vie, comme un vivant symbole de l’éternelle misère et de la souffrance éternelle, il évoquait la sombre figure du Lazare populaire, l’hôte des grabats où n’entre pas le jour, le patient inconnu de l’espérance ; il le montrait, au réveil du lendemain, écartant les rideaux de sa couche moribonde et appelant d’une voix endolorie l’homme dont la parole lui donnait le courage, et qui ne pourrait plus lui répondre ; il mettait en relief toutes les belles actions de cette existence trop vite accomplie ; il ouvrait les mansardes des quartiers laborieux, et faisait voir le prolétaire couvrant d’un crêpe l’outil qui mettait du pain dans la main de ses enfans, et que la science du grand praticien avait replacé dans la sienne.

Au milieu de ces paroles, qui semblaient tomber d’une lèvre touchée par le charbon sacré, une apparition qui venait matérialiser les images de sa péroraison attira les yeux de l’orateur en même temps qu’elle troublait l’attention de l’auditoire. Une vieille femme, dont les sanglots avaient déjà été entendus plusieurs fois, parvint à s’échapper d’entre les mains de deux jeunes gens qui la retenaient ; franchissant le vide formé autour de la fosse qu’on achevait de combler, elle plaça une couronne d’immortelles sur la croix provisoire qu’on venait d’y planter, et les vêtemens ruisselans de pluie, elle s’agenouilla auprès de la fosse, dans la boue, dans l’eau, joignit les mains et pria. — Messieurs, dit l’orateur en s’adressant aux spectateurs, déjà gagnés par une émotion puissamment excitée, que pourrais-je dire de plus qui valût ces larmes, cette couronne et cette prière ? Suivons l’exemple que nous donne cette femme ; — à genoux, messieurs, et prions avec elle. — dit l’orateur illustre, s’inclinant, fit un de ces gestes d’autorité qui lui étaient familiers. Toute la foule obéit. La scène avait un caractère de grandeur véritablement saisissante ;