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III. – LE CONVOI DU DOCTEUR.

Francis relut plusieurs fois cette longue lettre qui l’initiait à une existence dont quelques côtés seulement lui avaient été révélés précédemment, mais vagues, incertains encore. Cette fois, tout était précis comme un procés-verbal. Tous ces navrans tableaux avaient tour à tour passé devant ses yeux, et lorsque la plume du narrateur avait reculé devant certains détails, Francis les avait complétés en frissonnant dans sa pensée. Entre ses plus mauvais jours et l’horrible misère de l’homme au gant et de ses amis, quelle différence ! Tout le bénéfice de la comparaison était à son avantage. Cependant ces jeunes gens paraissaient accepter leur destinée comme une chose obligatoire. Pour arriver au but qu’ils s’étaient proposé, ils ne pouvaient prendre que ce chemin, et le suivaient tranquillement, comme en voyage on accepte les hasards d’une route que l’on sait périlleuse : pas de récriminations, pas de plaintes qui effraient et sèment la contagion du découragement ; à peine un appel à la Providence, un courage égal et la même foi patiente dans un avenir commun. Et lui, pour quelques privations subies, pour quelques luttes misérables avec la nécessité, combien s’était-il lamenté, que de gémissemens sur la dureté du sort ! Comme sa vanité était habile à se faire au piédestal de chaque épreuve endurée ! Comme son courage de courte haleine avait oublié bien vite qu’on n’attendrit pas les obstacles, mais qu’on les franchit ! A la fin d’une bataille qui avait été meurtrière, un soldat retrouvait un frère d’armes qu’il avait perdu dans la mêlée ; encore ému par le péril qu’il avait couru, fier d’une blessure qu’il avait reçue devant ses chefs, il disait à son camarade : Tu ne t’es donc pas battu ? nous ne t’avons pas vu au feu. — J’étais dans la fumée, répondit l’autre, et, montrant un grand trou dans sa poitrine, il étendit les mains, ferma les yeux et tomba. Combien en est-il ainsi qui combattent dans la fumée de la bataille de la vie, héros anonymes que nul deuil n’accompagne quand leur destinée s’achève, et à qui le fossoyeur creuse une tombe sans savoir même quel nom il doit inscrire sur la croix !

La curiosité sympathique qui avait poussé Francis à s’emparer de cette lettre se changea, après sa lecture, en une admiration passionnée ; son enthousiasme l’entraînait dans une exagération qui grandissait au-delà de toute proportion humaine les figures de ce groupe d’inconnus. Le lendemain, Francis alla au Louvre de bonne heure pour être un des premiers arrivés ; il replaça la lettre à l’endroit où il l’avait prise. Il s’était bien promis de forcer son voisin à s’ouvrir à lui, et de ne pas laisser écouler la journée sans être entré