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Bien qu’il fût peu expérimenté, Francis aurait pu trouver la véritable cause du changement qu’il remarquait parmi ses camarades ; mais comme il craignait, en remontant à la source, de découvrir quelque raison vile à ce refroidissement, il préférait ne point y prendre garde, et continuait à les fréquenter, à leur témoigner la même amitié. Deux raisons bien différentes l’empêchaient de rompre des relations dans lesquelles, d’un côté du moins, la franchise avait disparu. — Où irai-je, se demandait Francis, si je ne vais pas chez eux ? — ah ! l’habitude, lien invisible, auquel chaque jour ajoute un fil qui le rend plus fort, et contre lequel la volonté de l’homme est cent fois impuissante, quand il veut échapper à cette captivité morale !

Francis employa une partie de son trésor inattendu à éteindre quelques dettes ; puis, riche encore de quelques louis, habitué à la sobriété, il pensa ne pas voir de longtemps la fin de cette fortune, et ne sut pas s’en montrer ménager. L’abstinence engendre la prodigalité. Tant de convoitises jadis réprimées, tant de désirs non satisfaits réclamèrent leur part de l’aubaine, qu’il fallut bien compter avec eux. Ces créanciers sont ordinairement ceux qu’on paie les premiers, et la nature elle-même leur accorde la primauté sur les autres. Aussi chacune de ses pièces d’or semblait avoir des ailes. Il ne pouvait pas en mettre une dans sa poche, qu’elle ne fût aussitôt dans sa main, et elle n’était pas plus tôt dans sa main, qu’elle n’y était plus. Les artistes n’ont pas les mœurs des fourmis : quand ils reçoivent de l’argent, ils ressemblent au marin qui descend à terre, et si on leur parle du lendemain, ils n’ont pas l’air de comprendre. C’est qu’en effet demain est un saint qui ne se trouve pas dans le calendrier de leur insouciance.

Dans les derniers jours de cette période financière, le jeune peintre contracta une liaison qui le détacha peu à peu de son ancien entourage, et aurait pu exercer une grande influence sur sa destinée d’artiste sans les précédens que nous avons fait connaître. L’histoire de cette liaison est curieuse à plus d’un titre ; les personnages qui doivent y figurer représentent quelques aspects trop ignorés d’une vie dont les misères et les joies n’ont pas encore trouvé d’historien. C’est donc par l’histoire de Francis Bernier et de son ami que nous commencerons cette série d’épisodes dont la société des Buveurs doit former le sujet principal.


II. – L’HOMME AU GANT.

Dans les galeries du Louvre, à l’École des Beaux-Arts ou à la Bibliothèque, Francis Bernier avait rencontré plusieurs fois un jeune