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crouler l’accusation, comme il arriva dans un cas où un homme était soupçonné d’avoir causé la mort à l’aide de l’acide prussique. La sûreté des conclusions, la lumière portée dans le secret du crime, la tranquillité donnée à la conscience du juge, tout cela forme un résultat véritablement digne de louange, un résultat qui recommande une mémoire aux souvenirs.

Nous venons de suivre dans ses principales évolutions, et en insistant à dessein sur quelques épisodes trop négligés par les historiens scientifiques, une partie importante de la médecine. Dans les temps antiques, aux yeux de la science rudimentaire, le poison et le corps vivant sont en présence immédiate : le poison une fois introduit, l’homme succombe, par un effet, ce semble, de totalité qu’exerce la substance vénéneuse et par une agression directe sur la vie. Plus tard, l’examen faisant un pas, on s’aperçoit que maintes fois les membranes qui l’ont reçue sont altérées dans leur texture. Plus tard encore, on reconnaît que l’agent délétère est absorbé et pénètre dans le sang. Enfin, dans un dernier degré qui est le point actuel, marqué par Orfila, on poursuit la substance vénéneuse jusqu’à certains nids qu’elle va chercher de préférence et où elle demeure fixée. Cela est le fruit du travail médical : cause, symptômes, lésions de tissus, traitement - dans les limites du possible tout est recherché, retracé, déterminé. Aussitôt que ce travail médical, suffisamment poursuivi, donne des résultats sur lesquels on puisse compter, il s’étend à un domaine qui semblait complètement étranger, et il devient, en des circonstances essentielles, une lumière pour la justice. Néanmoins, tout en signalant les services rendus par les physiologistes et les médecins, il est évident qu’en cette voie ils n’ont rien pu sans le secours d’une autre science, la chimie, qui a procuré les moyens de suivre à la trace les substances introduites et de les dégager de leurs combinaisons. Ce fait d’histoire scientifique exclut l’antiquité de toute connaissance étendue de la toxicologie, surtout en ce qui concerne la recherche du poison. Ainsi, tandis que l’un analyse des acides et des alcalis, recueille des gaz. et pèse tout ce qui entre et tout ce qui sort, construisant la théorie de ces combinaisons et décombinaisons, travail moléculaire du monde entier ; tandis que l’autre porte un œil curieux sur les dépouilles de la mort, dissèque des fibres, et suit le mouvement des fluides, établissant le système des notions relatives à la nature vivante, — voilà que du sein de ces investigations toutes spéculatives s’échappe un rayon de lumière qui assure la justice : vif et puissant caractère de la vérité abstraite qu’on ne peut ni trop chercher pour elle-même, ni trop apprécier pour les utilités attendues ou inattendues qu’elle fournit !


É. LITTRÉ.