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avec milord dans une maison qu’ils ont louée, et le reste avec sa fille qui est abbesse d’un couvent royal du voisinage. Quant à lui, je ne l’ai jamais vu en meilleure santé, en meilleure humeur, ni plus indifférent, plus exempt de passion à l’égard de ses ennemis. Il s’est mis sérieusement à écrire l’histoire de son temps qu’il a commencée, par une belle introduction; c’est un tableau de l’état de l’Europe entière depuis la paix des Pyrénées » (lettre à Swift, du 17 mai 1739.)

Lady Bolingbroke avait en effet conservé deux filles de son premier mariage : l’une abbesse de Notre-Dame de Sens, l’autre mariée au baron de Volore, gouverneur et capitaine des chasses de Fontainebleau. On pourrait presque dire que Bolingbroke ne revit pas d’autres personnes en France. Sa présence n’y produisit aucun effet. Il y resta sept années sans que les mémoires du temps, assez rares d’ailleurs, parlent de lui. Il n’avait nulle relation avec la cour de France, où dominait Fleury, l’ami de Walpole; nulle relation avec les Stuarts, qui n’étaient plus en France. On ne sait s’il revit le monde de Paris. Son ancienne société était dispersée. Voltaire à cette époque ne s’occupe plus de lui : il ne séjournait plus à Paris, il habitait Cirey, Lunéville, Bruxelles, La Haye, Berlin, et semblait oublier le Caton et le Mécène qu’il avait admiré. C’est donc bien réellement cette fois dans la retraite que vécut Bolingbroke; le travail seul anima la solitude de l’homme d’état désabusé. Jamais il n’avait perdu son goût pour l’histoire et pour la philosophie. Il était presque de l’avis de Platon et disait que l’homme d’état pouvait être philosophe. Il croyait l’être en effet, parce qu’il raisonnait de métaphysique et trouvait, comme tous les amateurs qui s’en mêlent, qu’on avait extravagué jusqu’à lui. Il promettait de démontrer en quelques pages à toutes les écoles qu’elles n’y entendaient rien. Dans le cercle où il vivait, il s’était donné ainsi l’autorité d’un maître, l’emploi de juge et de réviseur des systèmes, tant sacrés que profanes. Autour de lui, on attendait son livre. Pope écrivait : «Le projet de lord Bolingbroke de réduire la métaphysique à un sens intelligible sera une entreprise glorieuse. » Mais l’entreprise n’avait pas encore été menée à bonne fin, et la politique avait fait tort à la philosophie. Le public cependant avait été mis dans la confidence de l’admiration que Bolingbroke inspirait à quelques amis. L’Essai sur l’Homme, de Pope, avait paru en 1733; ce poème, adressé à Saint-John, est donné comme inspiré par lui, et une controverse célèbre dans l’histoire de la littérature avait attiré sur ses doctrines, comme sur celles de Pope, l’attention curieuse et la défiance inquiète de ceux qui ne séparent pas la poésie de la vérité.

Bolingbroke était pour Pope un oracle. « C’est quelque chose de supérieur à tout ce que j’ai vu de la nature humaine, » disait de lui le poète à Spence, qui a écrit ses conversations. Il pouvait donc sans honte lui emprunter ses idées et pour ainsi dire écrire sous sa dictée.