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plus délicate que M. Cousin tranche d’un seul mot. Il dit que la musique ne peut pas et ne doit pas exprimer des sentimens trop précis : cela est vrai ; toutefois il tant tenir compte de Gluck et de Grétry, deux maîtres d’une valeur inégale sans doute, mais qui tous deux occupent un rang incontesté dans l’histoire de la musique. Or Gluck et Grétry, sans réduire la musique au rôle de déclamation notée, ont essayé, et souvent avec succès, de donner à la musique une expression précise. L’Alceste et Richard Cœur de Lion ont prouvé aux plus incrédules que Gluck et Grétry ne s’étaient pas trompés.

Je passe sous silence ce que M. Cousin dit de l’art des jardins, car c’est, à mon avis, un épisode sans importance dans la théorie générale de l’art. J’aborde la poésie. M. Cousin, essayant d’établir une hiérarchie entre les différentes formes de l’imagination, donne la prééminence à la poésie : je ne saurais le blâmer. Il est incontestable en effet que la poésie peut tracer la forme et les ligues des objets comme l’architecture, montrer la couleur, comme la peinture, sinon aux yeux, du moins à la pensée, et produire sur le cœur des effets successifs comme la musique. Cependant, et M. Cousin le dit avec une sagacité parfaite, les diverses formes de l’imagination humaine, c’est-à-dire de l’art, ne doivent jamais empiéter sur le domaine l’une de l’autre. L’histoire entière prend soin de démontrer la valeur de ce conseil. Que la peinture essaie de lutter avec la statuaire, elle produira les tableaux de David ; que la statuaire essaie de lutter avec la peinture, elle produira les statues du cavalier Bernin ; que la musique essaie de lutter avec la poésie, elle offrira à ses auditeurs des énigmes sans solution. Les plus belles symphonies de Beethoven, admirables en elles-mêmes par la mélodie des motifs et les combinaisons harmoniques, deviennent des rébus, si l’on tient compte du sens qui leur a été prêté par les interprètes ultrà-fervens. La poésie possède seule l’expression de tous les sentimens, depuis ceux qui sont attribués à la peinture et à la statuaire jusqu’à ceux que la musique exprime d’une manière victorieuse et toute-puissante. Je ne parle pas de l’architecture, qui n’a pas de formes à imiter, car je ne veux pas tenir compte des rêveries de Bernardin de Saint-Pierre, qui voyait dans les ogives de l’architecture gothique l’imitation des courbes intersectées que nous offrent les forêts ; je parle de tous les sentimens que la forme, la couleur et le son peuvent exprimée. Or il est incontestable que Phidias, Raphaël, Mozart, c’est-à-dire les trois maîtres souverains de la forme, de la couleur et du son, ne dominent ni Homère, ni Sophocle, ni Shakspeare, ni Corneille, ni Molière. Ainsi M. Cousin a raison de proclamer la poésie le premier de tous les arts.