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tient une place immense dans la vie de l’homme, je ne crois pas qu’elle soit la vie tout entière. Comprendre, savoir et prévoir sont de grandes choses à coup sûr, mais aimer, espérer, regretter, souffrir, n’ont pas dans notre vie une moindre importance. Kant n’a jamais connu cette seconde moitié de la vie ; aussi ses livres, admirables sous le rapport de l’ordonnance, semblent-ils inanimés. Il savait, il pensait, il prévoyait ; il n’avait pas senti, il n’avait pas souffert, et la vérité prenait dans sa bouche un caractère glacé.

M. Cousin, en résumant les documens qui nous ont été transmis par deux biographes allemands, a évité avec soin toute discussion philosophique. Il avait dit ailleurs sa pensée sur les doctrines de Kant, il s’est renfermé modestement dans le rôle de narrateur et ne l’a pas oublié un instant. Sans multiplier les détails, comme l’a fait Boswell en nous parlant de Samuel Johnson, il a trouvé pourtant moyen de nous offrir un tableau fidèle et complet de la vie de Kant. Ce récit, écrit avec sobriété, forme un contraste frappant avec la vie de Santa-Rosa. Le patriote piémontais joue sa vie pour la liberté de son pays ; Kant, qui comprenait toutes les vertus, n’a vécu que pour la vérité. Absorbé dans l’étude de la conscience humaine, cherchant avec une infatigable persévérance les idées premières qui dominent toutes les sciences, qui servent de loi à l’analyse du monde extérieur aussi bien qu’à l’analyse de l’âme elle-même, il a prévu les révolutions qui devaient agiter l’Europe, et n’a pas interrompu un seul jour la tâche qu’il avait entreprise. Les hommes de cette trempe ne se comptent pas par centaines : je ne vois guère dans l’histoire que Newton qui puisse être comparé à Kant. Newton a trouvé le système du monde en y pensant toujours ; Kant a suivi la même méthode : il n’a pas détourné au profit du plaisir un seul moment de sa vie : Il se croyait envoyé sur la terre pour étudier les lois de la pensée, et toute sa vie a été consacrée à l’accomplissement de ce devoir. Familiarisé avec la langue de Newton, près avoir fait ses preuves dans le champ de l’astronomie, il a quitté le monde visible pour le monde invisible, ne croyant point le second moins réel que le premier. Certes, il y a dans le spectacle d’une telle vie quelque chose de singulièrement imposant. Tant d’années, tant de méditations consacrées religieusement à l’étude de la pensée, donnent à Kant une physionomie à part. Il n’appartient à l’humanité que par l’intelligence, et s’en détache par le silence des passions. C’est une figure majestueuse et austère dont le souvenir ne peut s’effacer.