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atroce calomniateur, ou vous êtes le plus vil des époux ; il vous faut choisir. »

Quant à Beaumarchais, après avoir ainsi constaté la moralité du plaignant, il ne lui fut pas difficile de démontrer jusqu’à la dernière évidence qu’il n’y avait aucun motif raisonnable de l’envelopper dans cette plainte en adultère[1]. Malheureusement pour lui, le public s’inquiétait fort peu de savoir qui avait tort ou raison quant au fond de l’affaire, assez insignifiante par elle-même, mais qui l’emporterait dans cette guerre à mort qu’un nouvel adversaire déclarait à Beaumarchais ; car, après l’éclat du premier mémoire, Bergasse, comprenant sans doute qu’il était peu décent pour lui de se soustraire à la responsabilité de ses attaques en empruntant le nom de Kornman, lorsque d’ailleurs tout le monde savait que ce mémoire était de lui, s’en était positivement déclaré l’auteur, et Beaumarchais l’ayant assigné, ainsi que Kornman, en diffamation au parlement, Bergasse eut à continuer le combat tout à la fois au nom de Kornman et au sien. Or il avait ici plusieurs avantages sur Beaumarchais. Jeune et à peu près inconnu, il n’avait ni ennemis ni envieux ; doué d’un tempérament bilieux et d’une imagination très ardente, il avait une certaine emphase naturelle de style qui déjouait l’ironie de l’auteur du Mariage de Figaro, et la violence de ses périodes, souvent forcées, mais toujours ronflantes, ressemblait à l’entraînement d’une conviction. — Il n’était pas moins habile que violent, car, profitant des circonstances et des querelles du ministère et du parlement, qui suspendirent l’administration de la justice et firent traîner ce procès durant près de deux ans, il sut prendre exactement le même rôle qu’avait pris autrefois Beaumarchais au temps du procès Goëzman et associer cette querelle à toutes les préoccupations du jour. Le fond de l’affaire disparut ainsi sous les accessoires, et bientôt dans les mémoires de Bergasse il ne fut presque plus question de M. et de Mme  Kornman, mais de l’exil du parlement et de la scélératesse de Beaumarchais, qu’il accusait d’être vendu aux ministres ; de la liberté de la presse, des états-généraux, des droits de

  1. Beaumarchais étant un peu suspect en ce qui regarde les femmes, j’ai mis le plus grand soin à chercher dans ses papiers s’il avait réellement servi Mme  Korman en chevalier désintéressé. Il m’a été démontré d’abord qu’il ne la connaissait nullement quand il avait contribué à la faire sortir de prison, et ensuite qu’en l’aidant plus tard de ses conseils dans ses débats d’intérêt avec son mari, il avait été pour elle un ami, et rien de plus. — Elle l’appelle dans ses lettres mon cher papa, et il me paraît en effet jouer auprès d’elle un rôle purement paternel. Ce serait donc précisément un des actes les plus louables, les plus désintéressés de la vie de Beaumarchais, qui lui aurait valu le plus d’insultes et le plus de tracas. C’est ce qui le fait s’écrier dans ses mémoires sur cette affaire : « Grand Dieu ! quelle est ma destinée ! je n’ai jamais rien fait de bien qui ne m’ait causé des angoisses, et je ne dois tous mes succès, le dirai-je ?… qu’à des sottises ! »