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d’un homme extraordinaire. Il est d’ailleurs impossible qu’un homme qui a fait de grandes choses les raconte sans communiquer à son récit quelques-unes de ses qualités. Qu’on y admire donc le grand capitaine, le politique habile, l’homme même, rien de mieux; mais Frédéric a voulu être et il est réellement autre chose : c’est un écrivain, et ce n’est pas lui faire injustice que de le traiter comme tel. Sec et écourté d’ordinaire, de temps en temps il vise au grand style et tombe dans la phrase : toute la monnaie courante du jargon philosophique alors à la mode est employée et prodiguée par lui sans scrupule; la vieille phrase ne lui répugne point. Quant aux impropriétés d’expression, elles pullulent dans ses écrits; qu’on ouvre au hasard l’un de ses ouvrages historiques, on ne trouvera pas deux pages de suite qu’on puisse supposer écrites par un Français.

Ce n’est pas qu’il reste Allemand dans ses écrits, ainsi qu’on l’a prétendu : on serait plutôt tenté de lui reprocher d’avoir en littérature le goût plus français que les Français eux-mêmes, ceux du XVIIIe siècle s’entend. C’est par son côté mesquin qu’il prend notre littérature. La mesure, la délicatesse, la légèreté, voilà les qualités qui le charment; la sèche poésie d’alors lui suffit; il ne demande ni plus de couleur, ni plus d’émotion, ni plus d’élévation et d’élan. Les petits vers de Voltaire, voilà quel devait être en poésie son idéal, et encore en comprenait-il la délicatesse, lui qui s’avisa un jour, sans penser à mal, de lui comparer Amaud-Baculard[1] ? S’il fait dans un de ses ouvrages un tableau de notre poésie au XVIIe siècle, il n’aura garde d’omettre ni Jean-Baptiste Rousseau, ni Chaulieu; il n’oublie que Corneille et Molière. Dans la littérature contemporaine, il ne paraît pas goûter ce qui est vraiment grand et neuf chez Rousseau, chez Montesquieu, chez Voltaire lui-même; mais il se préoccupe beaucoup des colifichets littéraires qui font l’amusement des Parisiens[2]. Il est étrange qu’un homme qui a été souvent si grand par ses actions ait eu dans le goût tant de petitesse et de

  1. D’Arnaud, par votre beau génie,
    Venez réchauffer nos cantons...
    Déjà l’Apollon de la France
    S’achemine à sa décadence;
    Venez briller à votre tour.
    Élevez-vous, s’il baisse encore.
    Ainsi le couchant d’un beau jour
    Promet une plus belle aurore.

  2. Quand d’Alembert lui propose Suard comme correspondant littéraire à la place de Thiriot, qui se mourait, et que, par parenthèse, Frédéric payait fort inexactement, voici ce que le roi de Prusse répond à ce sujet : « Que le correspondant que vous me proposez m’envoie une feuille de sa façon, pour voir s’il me conviendra ; mais surtout qu’il n’omette pas les historiettes de Paris, si elles sont plaisantes. »