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décrut, puis s’éclipsa tout à fait. Los états-majors militaires avaient disparu. La garnison était réduite à un lieutenant de gendarmerie et à ses deux ou trois brigades. Restaient les états-majors civils : un commissaire civil, un ingénieur des ponts et chaussées, un curé, un médecin, un directeur de postes. On était encore chef-lieu, mais il fallait bien se résigner à se faire village. Ce qui restait d’habitans se plaignit amèrement de n’avoir point de terres. Ils en avaient cependant, ou on leur en donna, ce qui ne fera jamais que Douéra devienne un second Boufarik. Rien n’est désert, silencieux et vide comme les immenses solitudes qui entourent ce chef-lieu, de quelque côté qu’on y arrive.

Son voisin le plus rapproché est le pauvre village de Cressia. Cressia est la sentinelle la plus avancée au Sahel vers la plaine, on pourrait dire la sentinelle perdue. Aussi lui a-t-on donné une grande caserne de gendarmerie, d’une construction fort élevée, afin de pouvoir servir de poste d’observation. Cette caserne est aujourd’hui convertie en chapelle protestante. C’est dire assez que Cressia est un village allemand en très grande partie. Il y a pourtant quelques colons du Languedoc. Cette triste population est isolée de tout, comme celle de Douéra, et noyée dans une mer de broussailles. Au moins les villages des crêtes du Sahel, du côté de la plaine de Staouéli, sont placés de manière à pouvoir s’observer les uns les autres : c’était là une condition stratégique; mais Cressia ne s’annonce à quelque distance que par sa caserne, et lui-même n’a rien à l’horizon que l’éternelle broussaille.

Je n’ai visité qu’une fois ce triste pays, qui n’est sur le chemin de rien. Avant d’y arriver, j’éprouvais déjà un serrement de cœur qui me pressait d’en sortir. J’entrai dans la maison du maire, qui était absent, mais dont la femme tenait une petite boutique d’épicerie. Je lui demandai quelques rafraîchissemens et je la fis causer. Je voulais savoir comment on pouvait vivre sur cette terre déserte de Cressia. Voici ce que j’appris. Le village se composait de cinquante-deux concessions de 7 à 12 hectares chacune. Il possède en outre un grand communal, c’est-à-dire une grande étendue de broussailles pour le pâturage des bestiaux. Néanmoins, sur seize colons à qui l’eu avait distribué la veille 84 moutons, deux avaient refusé de les prendre, parce qu’ils n’avaient personne pour les garder. Je sus encore de la femme que le mari, qui avait alors trois hectares défrichés, en avait tiré 5 ou 600 francs de revenu tant en fourrage qu’en légumes, qu’il était allé vendre à Alger. L’année précédente, il avait semé dans un lot d’un hectare 1 kilogramme de maïs qui lui en avait rendu 2 quintaux, dont il avait engraissé un porc, et ce porc lui avait rapporté un bénéfice de 60 francs. En outre, au milieu du maïs, il avait semé 4 livres de haricots qui lui en avaient rendu 50, à 30 cent. l’une : produit 15 francs. Enfin une partie de ce même hectare était restée en fourrage et en avait donné pour 100 francs, sur lesquels il y avait à défalquer 25 fr. de frais. J’admirai la constance de ces pauvres et honnêtes gens, et, par la position du maire, jugeant celle des administrés, je n’eus pas le courage de pousser plus loin mes investigations. Quelle force de volonté n’ont pas des gens qui se dépaysent, passent la mer, changent de climat, et viennent braver de terribles fléaux pour chercher une vie si pénible et si peu fructueuse!

Baba-Hassen est plus rapproché d’Alger, et s’il touche au désert par le côté de Cressia, il confine presque à la zone civilisée par le côté de Draria; toutefois cette zone n’arrive pas encore jusqu’à lui. Quoique Baba-Hassen soit placé dans