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fasse tomber quelques pierres. Mais que ce travail est lent! Pendant ces indécisions et ces alternatives, que de souffrances qui se prolongent, que de maux qui s’aggravent! Un rayon d’espérance était d’abord entré dans les prisons, on vit même quelques détenus rendus au jour et à leurs familles. Aussitôt les jacobins, les montagnards, les thermidoriens eux-mêmes, s’indignèrent. « Rassurez-vous, s’écria Barrère au nom du comité, il ne s’agit ni d’amnistie ni de clémence. Les patriotes incarcérés par le tyran auront seuls droit à la justice. Il n’y aura, comme par le passé, pour les aristocrates, que les fers ou la mort. » — « A la bonne heure, répondit la montagne, justice pour les patriotes, terreur pour les aristocrates. — Justice pour tout le monde, » osèrent murmurer quelques voix.

Justice pour tout le monde ! quel mot ! quel paradoxe ! C’était la première fois, depuis plus de cinq années, qu’on se permettait un tel vœu, et personne, d’aucun côté, n’était en état de le comprendre. Les modérés, comme les jacobins, ne connaissaient, ne concevaient, ne voulaient pratiquer d’autre justice que la justice révolutionnaire, c’est-à-dire l’extermination de leurs ennemis. La violence était entrée dans toutes les âmes, la vue du sang en avait fait naître le goût. Personne n’aurait eu l’idée de jeter un voile sur le passé, d’étouffer les vengeances, de prévenir d’odieuses représailles; on ne pleurait pas ses parens, ses amis juridiquement égorgés, on songeait à châtier leurs bourreaux. Les hommes les plus humains, les plus doux, ne s’exprimaient qu’en style terroriste. «Frappez, disaient-ils dans leurs adresses à la convention, frappez au nom de l’humanité; la nature outragée demande vengeance; la terre est impatiente de s’abreuver du sang des tigres qui l’ont si souvent rougie du sang innocent. »

Il est vrai que les tigres de leur côté continuaient à rugir. Collot-d’Herbois, Billaut-Varennes, avaient compris la chute de Robespierre tout autrement que le public. Pour eux, son crime était l’indulgence, ils le disaient hautement. L’œuvre de thermidor était donc inachevée; les gens de bien ne pouvaient dormir tranquilles tant que ces hommes et leurs suppôts, les Amar, les Vadier, les Vouland, restaient debout et maîtres du pouvoir. Un mois se passa pourtant sans que personne osât les attaquer, et lorsqu’un enfant perdu de la réaction, naguère jacobin lui-même, Lecointre de Versailles, crut le moment venu de demander leur mise en jugement, un cri de haro s’éleva contre lui. L’assemblée n’avait aucun goût pour ceux qu’il accusait, mais elle sentit aussitôt que c’était son propre procès, le procès de la révolution tout entière, qu’on lui proposait d’instruire. Lecointre fut donc honni, bafoué, conspué, traité de fou par les uns, de traître par les autres, abandonné de tous, menacé de la guillotine. Sa proposition, repoussée, non par un simple ordre du jour, mais avec un témoignage