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redescendîmes dans la vallée, non par la route, mais à vol d’oiseau et par une série de mamelons dans les gorges desquels le maréchal nous fit voir le lieu d’une embuscade qu’il avait tendue à 15,000 Kabyles au mois de mai 1842. Il avait masqué le gros de sa colonne par les plis du terrain, envoyant seulement le général Changarnier au-devant des Kabyles pour les agacer et les amener à ses fins. Le général Changarnier, qui avait avec lui le duc de Nemours, avait ordre de ne point tenir contre les Kabyles, mais de feindre une retraite, de manière à les attirer jusqu’à l’entrée d’un ravin tortueux qui allait déboucher dans la plaine. L’infanterie du maréchal, soigneusement cachée, couronnait des deux côtés les hauteurs du ravin; sa cavalerie tout entière était massée au débouché dans la vallée. Les Kabyles, une fois entrés dans cette souricière qui se serait refermée sur eux, eussent été fusillés d’en haut, à droite, à gauche et en arrière, et poussés ainsi jusqu’en bas, où la cavalerie les eût achevés. Pas un n’eût échappé. Le coup manqua, à ce que nous dit le maréchal, parce que le général Changarnier, au lieu d’exécuter strictement ses ordres, voulut à lui tout seul avoir raison des Kabyles, et les chargea avec une vigueur très intempestive. Il en tua une ou deux centaines, mais le reste échappa, et la journée fut manquée; l’insurrection du Dahra conserva le gros noyau de ses forces pour l’avenir. Le maréchal, qui ne les retrouva que trop en 1845, , avait encore sur le cœur cette journée du 8 mai 1842. La vue du terrain si admirablement disposé ravivait amèrement ses regrets.

Nous passâmes le Chelif sur un pont en pierre, ouvrage des Turcs, le premier que nous rencontrions, et le seul, à ma connaissance, qu’ils eussent dans la province après celui de l’Arrach, tout près d’Alger, au pied de la Maison-Carrée. Notre bivouac était marqué à l’Oued-Rouina. Un détachement d’infanterie de Miliana nous y avait précédés, et cette fois nous nous gardâmes sévèrement. Nous étions au milieu d’un pays très dur à soumettre et à grand’ peine pacifié. En face de nous, de l’autre côté du Chelif, nous avions les montagnes des Braz, indomptable et puissante tribu kabyle; derrière nous, l’énorme pâté montagneux de l’Ouarensenis, si fameux dans cette guerre, et dont les dernières racines venaient, sous forme de collines plus ou moins abruptes, se mirer dans le Chelif. Nos avant-postes furent établis à mi-côte sur ces collines, et pendant une partie de la soirée nous pûmes, à travers les hautes broussailles qui les cachaient, distinguer leurs feux, qu’on eût presque pris pour des étoiles.

Ce fut dans ce pays perdu, au milieu des bois de lentisques, de chênes verts et d’oliviers, que nous fîmes le lendemain une rencontre pareille à celle du col de Mouzaia : deux ouvriers français qui s’en allaient tout seuls, à pied et sans même un bâton, d’Orléansville à Miliana, petit voyage d’agrément où, pendant deux jours et demi de marche, on n’a pour abri que le ciel, pour protection que le ciel et pour subsistance que ce que l’on emporte, ou des racines et des asperges sauvages ! Ce soir-là, nous bivouaquâmes sur l’Oued-Fodda, autre nom fameux dans cette guerre, et qui semblerait viser à un autre genre de célébrité[1]. Nous n’étions plus qu’à six ou sept lieues d’Orléansville.

  1. Oued-Fodda, rivière ou ruisseau d’argent. Nous n’y vîmes même pas d’eau.