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cinquante chevaux et vient nous décharger ses fusils dans les jambes. C’était le goum de Bou-AIem qui nous donnait ou plutôt qui se donnait la fantasia. Les Arabes ont pour cet exercice un goût furieux et désordonné, et je crois que leurs chevaux le partagent. Autrement, comment ces pauvres bêtes y tiendraient-elles ? Les maîtres ne les ménagent pas, tant s’en faut. Dès la première volte, il n’y avait pas un de ces nobles animaux qui n’eût les flancs ruisselans de sang et la bouche remplie d’une écume ensanglantée. Se mettre au galop pour aller prendre du champ à quelque cent mètres, revenir à toute bride et s’arrêter court sous le nez de nos chevaux aussitôt le coup de fusil tiré, puis recommencer immédiatement, c’est là ce qu’ils firent durant toute la journée, et chaque cheval dut avoir couru au moins ses cinquante ou soixante lieues avant le soir. Le maréchal avait encouragé d’abord ces divertissemens par ses sahha! sahha! qui étaient la politesse obligée. Bientôt il en fut étourdi, et il commença à dire : Assez ! assez ! Mais comment faire entendre cela à des Arabes ? Ils redoublaient au contraire, et des ordres formels, transmis régulièrement, ne les continrent qu’à moitié vers la fin du jour.

Tous les officiers de la garnison de Miliana s’étaient réunis en cavalcade pour venir au-devant du maréchal. Le général Levasseur était à leur tête. Ils nous rencontrèrent dans la plaine à deux ou trois lieues environ de Miliana. Bien longtemps avant d’y arriver, nous apercevions cette ville comme un petit point blanc à mi-côte du Zakkar, qui est un terrible pic de l’Atlas. Après une halte faite au camp du Marabout, situé au pied de la montée, nous commençâmes notre ascension en suivant cette fois une véritable route ouverte par nos soldats. Miliana est aujourd’hui une petite ville de construction presque entièrement française. La plupart des rues et des maisons mauresques ont disparu. Située comme elle est, et surplombée par le Zakkar, qui, à partir du mur d’enceinte, s’élève droit en pain de sucre au-dessus de toutes les autres montagnes de cette chaîne, on se demande comment une pluie de printemps ne suffit pas pour faire couler la ville dans la plaine. Au débotté, nous allâmes visiter un magnifique hôpital construit par l’armée et qui vaut à lui seul autant que toute la ville, puis nous revînmes dîner chez le général Levasseur. Malheureusement les civils troublèrent la fête. Ils formèrent une députation qui vint présenter au maréchal les hommages de la population et lui faire connaître ses besoins. Parmi ces besoins se trouvait celui d’un commissaire civil pour l’administration municipale et d’un juge de paix pour l’administration de la justice. C’était blesser Achille au talon. Quatre députés étaient là qui entendaient ce vœu officiellement formulé, en dépit de toutes les théories du maréchal, et qui en pouvaient rendre témoignage à la France. Le maréchal accueillit les envoyés à peu près comme il avait reçu les colons de Beni-Mered demandant la dissolution de la communauté, avec cette différence cependant qu’il ne leur accorda pas, en forme de punition, l’objet de leur demande. Il leur exposa sa théorie des avantages d’une administration gratuite et expéditive, d’une justice gratuite et fondée sur le bon sens, sinon sur la connaissance des lois; il leur reprocha leur ingratitude envers les officiers qui se dévouaient à une tâche pénible et étrangère à leur carrière, sans avoir rien à y gagner; puis il les congédia avec assez d’humeur.

Le lendemain de bonne heure nous reprîmes notre course. Nous