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hasards d’un voyage de cent cinquante lieues à travers les débris d’une insurrection qui achevait à peine de sentir le poids de sa main. Il éprouvait une jouissance contenue, mais visible, à donner la mesure de ses succès et de son ascendant, en jouant négligemment avec la crinière du lion récemment dompté. Nous le pûmes voir surtout à une rencontre que nous fîmes dans le col de Mouzaïa, coupe-gorge gigantesque qui, en tout pays et en tout temps, semblerait un rendez-vous donné par la nature à tous les entrepreneurs de mauvais coups. Les deux seules créatures humaines que nous y aperçûmes furent deux Français qui s’en revenaient à pied, seuls et sans armes, de Médéa à Blida. Le maréchal ordonna qu’on les fit approcher, s’arrêta et les interrogea, comme s’il eût voulu les intimider et les réprimander. :

— D’où venez-vous ? Où allez-vous ?

— Nous venons de Médéa et nous allons à Blida.

— Comment cela ? seuls ? Et vous ne vous trouvez pas imprudens ?

— Non, monsieur le maréchal.

— Vous savez bien cependant que des hommes isolés ne doivent pas s’aventurer ainsi; on vous en répète l’avis sous toutes les formes. Pourquoi n’avez-vous pas attendu un convoi ?

— Nous étions pressés, monsieur le maréchal.

— Eh bien ! allez donc, et prenez garde qu’il ne vous arrive malheur.

Toute preuve de la sécurité des routes, surtout à cette époque si rapprochée de la guerre, était un triomphe pour le maréchal et une joie d’ailleurs bien légitime. Il avait rendu les tribus responsables des crimes que les coupeurs de routes pourraient commettre sur leur territoire; il leur avait fait établir de loin en loin, le long des chemins, une ligne de postes chargés d’éclairer les environs pendant le jour et d’interdire le passage pendant la nuit aux voyageurs isolés. Les deux hommes que nous venions de rencontrer lui avaient adressé sans le vouloir et sans le savoir la flatterie qui pût le toucher le plus dans le fait même de cette imprudence dont il feignait de les tancer. Quatre députés pourraient donc rendre témoignage à la France du respect que le gouvernement inspirait déjà aux indigènes et de la confiance que les Européens avaient dans sa force. Cet incident fournit à la conversation pendant une partie de la route.

A Médéa, nous entrions en plein gouvernement militaire. L’excellence d’un système d’administration gratuite, de justice gratuite, était encore une thèse du maréchal. Cette thèse était formellement contredite par le vœu des populations, qui ne trouvaient pas qu’un commandant de place armé de tous les pouvoirs, administratif, judiciaire et exécutif, fût le meilleur des maires ou des sous-préfets parce qu’il ne percevait point d’émolumens à ce titre, ni le meilleur des juges parce qu’il jugeait sans frais. Tant de pouvoirs accumulés avaient en effet quelque chose de formidable, même entre les mains de l’homme le plus sage. La moindre erreur administrative du maire pouvait amener un débat devant le juge, qui alors jugeait par un côté dans sa propre cause, et qui tout aussitôt, comme chef de la force publique, se chargeait lui-même de l’exécution de son jugement : les fonctions d’huissier étaient en effet remplies par des gendarmes, et celles de greffier par un sergent. Avec quelle facilité, dans des circonstances pareilles, la justice elle-même