Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/465

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que possible les deniers de l’état. Il imagina pour cela de prendre dans l’armée d’Afrique des hommes ayant encore trois ans de service à faire, et par conséquent à la charge de l’état pendant ces trois années. Il les triait de manière à ce que les hommes d’un même village fussent un détachement du même régiment, conservant son numéro, ses chefs, l’esprit et les habitudes du corps, en un mot tout ce qui devait maintenir les hommes sous l’empire de leurs devoirs comme partie active de l’armée. L’emploi de leur temps seul était changé. Ce détachement formé, on lui assignait pour cantonnement le territoire du village qu’il avait à bâtir. Les magasins de l’état lui fournissaient les matériaux qu’il ne trouvait pas sur place, ou qu’il ne pouvait pas fabriquer lui-même. Ses petits ustensiles de soldat devenaient le premier mobilier de sa maison, que l’on complétait par une table et quelques chaises. Quant à son couchage, il y avait droit comme soldat, et les magasins de l’état le lui fournissaient encore. Le génie militaire lui construisait ses instrumens de labourage, elles pares de l’intendance pourvoyaient au cheptel. Instrumens, bestiaux, terres, produits, tout était possédé en commun jusqu’à l’expiration des trois années. À ce terme, on liquidait la communauté; l’actif et le passif étaient répartis par portions égales sur la tête de chaque homme. L’état prélevait le remboursement de toutes ses avances, et chacun restait pour sa quote-part maître du surplus. Le soldat était redevenu citoyen et se trouvait propriétaire. Le sort lui désignait son lot.

On voit dans ce court exposé comment, en partant d’une idée juste, le maréchal a été conduit, par les difficultés d’application, à des combinaisons où l’utopie fait invasion par plus d’un côté. Trois villages furent formés sous l’empire de ce régime : Beni-Mered, dans la plaine; Maëlma, sur les dernières crêtes du Sahel et non loin du Mazafran; Aïn-Fouka, de l’autre côté du Mazafran, entre la mer et Koléah. De ces trois villages, le mieux situé et le plus prospère était Beni-Mered; aussi était-il le seul que le maréchal citât, le seul qu’il donnât comme le type réalisé de sa pensée, celui dont il se montrait réellement fier. Et pourtant ce fils aîné de ses affections, ce fruit accompli de ses théories n’était qu’une protestation vivante contre ces mêmes théories. L’histoire de Beni-Mered avait mis en relief ce qu’il y avait de faux et de forcé dans la condition de ces hommes, qui étaient encore soldats par leur solde, mais qui ne l’étaient réellement plus par leur position ; ce qu’il y avait d’inconséquent surtout à appeler des gens à la propriété, à les mettre dans des conditions qui stimulaient sans cesse en eux cet instinct, pour les faire débuter par un long stage dans le régime de la communauté. Ces inconvéniens ne tardèrent pas à se manifester. A mesure que l’objet même de la propriété se formait et prenait du corps et de la valeur par le travail des soldats, les traditions de la caserne s’éteignaient, l’esprit militaire s’effaçait, pour faire place aux instincts de propriété, qui s’éveillaient d’autant plus que s’approchait davantage le moment où l’on pourrait mettre la main sur ces richesses que l’on créait chaque jour sans avoir le droit d’y toucher. — Ah ! si j’avais ma part! de l’argent je ferais ceci, des terres cela, je mettrais à profit telle occasion qui ne se représentera plus, et je doublerais aujourd’hui mon avoir! — Un concert de malédictions s’élevait chaque jour contre cet odieux régime de communauté. Elles arrivèrent jusqu’au maréchal, qui se refusait