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affection presque paternelle, le brave général Négrier. Au jour dit, trois voitures nous emportèrent jusqu’à Blida. Nous ne nous arrêtâmes pas aux villages qui se trouvaient sur la route. Le but du maréchal, dans ce voyage, était de faire ressortir les avantages que son système d’administration et de colonisation militaires avait sur toute espèce d’institutions civiles. Or nous ne devions rencontrer l’administration que dans les territoires dits militaires, et la colonisation qu’au village de Beni-Mered, entre Boufarik et Blida. Jusqu’à Beni-Mered, nous ne mîmes donc pied à terre qu’à Boufarik pour jeter un coup d’œil sur les chevaux du haras pendant qu’on relayait. Boufarik méritait bien cependant d’être visité pour lui-même. Ce charmant village, conquis sur l’infection et sur la mort, n’a été longtemps qu’un champ d’hécatombes humaines. Situé, comme son nom semble l’indiquer[1], dans l’axe même de la plaine, c’est-à-dire au point où elle se sépare en deux plans inclinés, dont l’un remonte vers le pied de l’Atlas, et l’autre vers les collines du Sahel, Boufarik est le rendez-vous de toutes les eaux qui viennent de l’un ou de l’autre côté par écoulement ou par infiltration. Ces eaux, avant qu’on leur eût percé des canaux, détrempaient le terrain, croupissaient et pourrissaient sur un sol éternellement fangeux. La position de Boufarik faisait de ce point néanmoins un lieu d’étape et la clé des communications de Blida avec le Sahel. Malgré toutes les conditions qu’il réunissait pour être un lieu extrêmement malsain, il se peupla lorsqu’on y eut établi un camp, et aujourd’hui ce village, sans égal dans l’Algérie, tout rempli de frais ombrages et d’eaux murmurantes, percé de larges rues qui, sous leurs dais de verdure, sembleraient être plutôt les ailées d’un parc, est comme le miracle d’une transformation féerique et le plus encourageant exemple de ce que la puissance de l’homme peut arracher à cette nature d’Afrique si féconde et si revêche.

La fondation du village de Boufarik remonte à 1836 ou 1837. La date précise est déjà recouverte d’un voile difficile à percer. La population primitive a disparu tout entière. Les gens qui habitent aujourd’hui le pays ne peuvent donner de renseignemens positifs ou en donnent de contradictoires. Les cartons du commissariat civil ne contiennent aucun document administratif antérieur à 1840. L’autorité militaire qui commandait le camp ne s’occupait du village que pour y maintenir la police ; elle donnait ou retirait arbitrairement les lots de terres ou de maisons sans garder trace de ce qu’elle avait fait. Les colons recevaient leurs concessions comme un soldat reçoit un billet de logement ; ils les gardaient ou les quittaient sans que personne s’occupât d’eux. Les garnisons du camp se succédaient à chaque instant, et les chefs aussi. Point de traditions, point de registres, pas même pour l’état civil. Ce fut encore le maréchal Bugeaud qui songea à tirer Boufarik de ce chaos, en y plaçant, sous l’autorité trop mobile des chefs militaires du camp, une autorité civile permanente. Tout alors se fixa et commença à prendre une forme régulière. Le territoire, partagé en cent soixante concessions, fut distribué authentiquement entre autant de familles qui reçurent des titres de

  1. Bou-Farik, le diviseur, le sépareur ; mais, après tout, il se peut que ce nom, pris dans un sens purement mystique, ait été celui d’un vénérable marabout qui l’aura transmis au lieu qu’il avait habité.