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guerre, n’a poussé plus loin la sollicitude pour ses troupes, l’art de leur ménager les marches et les repos, de choisir leurs haltes et le soin d’assurer leur subsistance. Il y mettait même une sorte d’ostentation qui semblait dépasser la mesure nécessaire; mais chez un chef cet excès peut bien n’en être pas un, et il ne faut pas se hâter de l’attribuer à un zèle bruyant ou à une affectation de vaine popularité. Ce qu’il fait au-delà du besoin de la chose même, il le fait pour l’exemple et pour prévenir le relâchement chez les subordonnés. On raconte qu’un soir, au bivouac, il faisait déballer et ouvrir devant lui les caisses de biscuit, les visitant une à une, ni plus ni moins qu’un capitaine de compagnie. Le duc de Nemours, qui avait été envoyé en détachement, rejoint en ce moment la colonne et s’approche du maréchal pour lui rendre compte de sa mission. Ce dernier n’interrompt point son inspection minutieuse, et le prince lui rappelant qu’il avait un compte à lui rendre : « Eh ! mon cher, s’écrie le maréchal, nous verrons cela tout à l’heure; vous voyez bien que je suis occupé. »

Avec ce système, le maréchal demandait beaucoup à ses soldats et en obtenait beaucoup. Ses colonnes ont passé des saisons entières en campagne sans rentrer dans leurs garnisons. Il leur faisait faire souvent jusqu’à quinze lieues par jour et davantage sans les excéder ni les rebuter. Un autre maréchal, son devancier, avait trouvé le moyen d’exterminer les siennes en les maintenant vingt heures sous les armes sans avancer de plus d’une lieue.

Les prodiges que le maréchal Bugeaud avait obtenus de ses soldats le conduisirent à une idée fausse dans la forme absolue qu’il lui donna, et fâcheuse par les applications qu’il fut entraîné à en faire. Cette idée est qu’une armée porte en elle tous les élémens d’une société, et qu’elle peut se suffire à elle-même. Ce qui est vrai dans cette pensée, c’est qu’une armée contient en effet des hommes provenant de toutes les professions ou industries, et que, dans des cas de nécessité exceptionnelle, elle peut transitoirement, à l’aide de ces hommes, pourvoir à quelques-uns de ses besoins les plus pressés, sans le secours des populations civiles. De là à être le type complet d’une société il y a loin. Ce qui le prouve, c’est que les sociétés se sont constituées uniformément en deux groupes : l’un militaire, chargé exclusivement de protéger et de défendre; l’autre civil, chargé de tout le travail nécessaire à la subsistance ou à l’aisance commune. Si l’armée était un type complet de société, les sociétés se seraient naturellement constituées en armées, puisque après tout l’état de défense était pour elles une nécessité de premier ordre et permanente. Le point de perfection de cette idée, qui a été essayée en effet, n’a point dépassé l’organisation des gardes nationales; mais ce n’est point là ce que le maréchal entendait par une armée. Il ne voulait point, comme certains rêveurs de 1789, que le tout absorbât la partie, il voulait que la partie contînt le tout. De là ce régime militaire imposé partout aux villes naissantes, non comme provisoire et inévitable en attendant mieux, mais comme excellent en soi ; de là ces magistratures civiles confiées à des officiers devenus maires et juges de paix; de là ce plan de colonisation par villages composés de militaires non encore libérés du service, conservant leur organisation, leurs chefs, ne possédant rien individuellement que leur solde, et allant à la manœuvre de la charrue comme à l’école de bataillon, sur le commandement