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bruits. Jamais depuis Potemkin, le favori de Catherine II, un sujet russe n’a été investi de pouvoirs aussi étendus que les siens. Le comte Woronzoff a reçu du tsar une autorité dictatoriale, et il commande toutes les provinces conquises entre le Pruth et l’Aras; il a conservé en effet, bien que gouverneur du Caucase, son gouvernement de la Nouvelle-Russie et celui de la Bessarabie. Le comte Woronzoff a droit de vie et de mort sur les indigènes; il peut nommer et destituer à volonté tous les fonctionnaires jusqu’au sixième grade; il peut distribuer les récompenses et les décorations à l’armée sans les faire confirmer par le tsar; il peut enfin livrer aux tribunaux les fonctionnaires et officiers de tout grade. Le tsar, comme on voit, a abandonné à son représentant la plus grande partie de ses privilèges autocratiques. Une telle faveur est sans exemple; le maréchal Paskewitch lui-même, quand il gouvernait la Pologne, n’avait pas une autorité comparable à celle du prince Woronzoff.

Les services rendus par le prince dans la Nouvelle-Russie justifient cette confiance extraordinaire. Un Français illustre, le duc de Richelieu, avait déjà transformé ces provinces et prêté à une civilisation naissante l’appui d’une volonté forte et d’une intelligence supérieure; le prince Woronzoff a continué et agrandi en Crimée l’œuvre du duc de Richelieu. Il n’était plus jeune lorsqu’il fut envoyé dans le Caucase, mais son activité ne s’était point ralentie. On dit même que ses admirateurs rêvent pour lui des fonctions plus importantes que celles de gouverneur du Caucase. Un Russe de Crimée le disait un jour à M. Wagner : — « c’est à Constantinople qu’est la vraie place du prince Michel Woronzoff. Il aime et connaît admirablement l’esprit des peuples orientaux. Nul ne serait plus propre que lui à réconcilier l’Occident et l’Orient, le christianisme et l’islam. » Le prince Woronzoff, il faut l’espérer, n’aura jamais l’occasion d’exercer ses talens sur les rives du Bosphore. M. Wagner, tout favorable qu’il est à la Russie, n’hésite pas à ajouter : « La Russie n’a pas encore digéré les conquêtes de Catherine; tant que la Pologne et le Caucase ne seront pas devenues des provinces toutes russes, aucun tsar ne songera à s’emparer d’une proie dont la conservation seule lui coûterait plus de sang que n’en ont coûté tous les agrandissemens de l’empire. » On nous pardonnera d’être moins facilement satisfaits : nous pensons que la transformation complète de la Pologne et du Caucase, si difficile que soit une pareille tâche, ne serait pas le début d’une période nouvelle où la Russie régnerait sur le Bosphore : il y a d’autres obstacles que ceux-là à des projets qui menacent l’Europe entière. Toutefois cette digression de M. Wagner a son prix, et les ambitieuses espérances des amis du prince Woronzoff sont un avertissement qu’il convenait de signaler.