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façon solennelle, semble remercier le ciel d’avoir exaucé ses vœux. C’était Arti-Mollah. Le chirurgien sut bientôt que le camp retranché où il habitait serait attaqué et pillé le lendemain par les Tcherkesses. Arti-Mollah avait voulu l’arracher à une mort inévitable, et il avait employé cette ruse pour l’attirer chez lui. Volontairement ou non, hôte ou prisonnier, le chirurgien fut obligé de rester chez le vieux Tcherkesse pendant que ses amis et ses compagnons d’armes allaient être surpris avant le lever du jour. C’était là une singulière façon de pratiquer la reconnaissance; du reste, on eut pour lui tous les égards possibles : femmes et enfans le comblaient de soins et d’amitiés comme pour le distraire des pénibles pensées que cette révélation avait dû faire naître dans son âme. Le lendemain, au milieu de la nuit, on vit revenir les cavaliers vainqueurs. Ils poussaient des hourras formidables et rapportaient un riche butin, des fusils, des sabres, des bestiaux et bon nombre de prisonniers. Le Cosaque du chirurgien devint pâle comme la mort quand il aperçut sa femme et son enfant parmi ces malheureux. Son maître s’adressa à Arti-Mollah et offrit de payer leur rançon; mais l’inflexible Tcherkesse ne voulait pas ; que devait-il en effet à ce Cosaque ? Il fallut bien des instances et une rançon considérable pour le fléchir. Le chirurgien dut rester deux jours encore chez son hôte, et tous les amis du mollah vinrent lui rendre visite; parmi eux se trouvaient quelques-uns des plus célèbres chefs de Circassie, Sélim, Guz-Beg, Mansour-Beg et Dschimbulat, qu’on appelait le Lion du Caucase. Il partit enfin, reconduit par toute la famille avec un cérémonial solennel, et emmenant un magnifique cheval, présent d’Arti-Mollah. « Depuis lors, disait le narrateur à M. Wagner, je n’ai plus eu de nouvelles de mon vieil ami. Je sais qu’il vit encore, mais il s’est enfoncé plus avant dans la montagne depuis que son aoul, visité souvent par le général Sass, a pris rang parmi les tribus neutres. Il prêche toujours la guerre et la haine des Russes. Plusieurs fois je lui ai envoyé des messages afin de négocier avec lui des échanges de prisonniers. Il ne m’a jamais répondu. Sans doute le vieux Tcherkesse se considère comme délié envers moi de tout devoir de reconnaissance. Je lui ai sauvé la vie, il m’a arraché à une mort certaine : nous sommes quittes. Il ne voit plus en moi désormais que le Russe, l’ennemi, l’impur infidèle, et non l’homme qui l’a sauvé, le médecin qui l’a soigné, l’ami qui avait ressenti pour lui une véritable tendresse. »

Nous touchons aux frontières du pays des Tcherkesses; franchissons le défilé du Dariel et entrons en Asie; quel contraste ! Voici les plus riches vallées succédant aux steppes lugubres. Voici la Mingrélie et l’Imérétie, dont le nom ancien, la Colchide, rappelle tant de poétiques souvenirs et de migrations fabuleuses. Voici la Géorgie,